En 2007, à l’occasion des célébrations de l’anniversaire de la Reine Elisabeth, Rosalind Plowright a reçu le OBE (Order of the British Empire). En plus de trente ans d’une carrière lancée par son enregistrement de Leonora du Trouvère sous la baguette de Giulini, elle s’est produite sur toutes les grandes scènes du monde. Mais la soprano anglaise, venue à Paris chanter le rôle de La mère dans Il Prigioniero, a mis dix ans à faire admettre qu’elle était devenue mezzo.
Depuis vos débuts dans le rôle de Norma, vous n’aviez pas rechanté au Palais Garnier. Comment avez-vous vécu ce retour pour un rôle très court après plus de vingt ans ?
À cette époque, j’étais soprano lyrico spinto et Norma pesait lourd sur mes épaules. Cela n’a pas été une bonne expérience. J’avais un bébé de dix mois que j’avais emmené à Paris et je suis tombée malade à la fin des répétitions. Ghena Dimitrova m’a remplacée pour les trois premières. Alors, j’ai pu retourner en Angleterre avec le bébé et la nurse. Quelques jours après je suis revenue seule pour les six ou sept représentations qui restaient. J’étais encore en convalescence. Je me suis à peine rendu compte que je chantais à l’Opéra Garnier. Je devais tellement me concentrer pour assurer cet énorme rôle que je ne suis jamais allée jusqu’au foyer et, aussi incroyable que cela puisse paraître, je n’ai jamais vu la façade du bâtiment ! J’étais dans ma “ bulle “ ; je faisais mon travail sans m’occuper de savoir où j’étais ; je n’ai rien vu de Paris. Cette fois-ci, c’est très différent. J’apprécie de ne pas avoir autant de responsabilité et j’ai pu profiter de mon séjour. Quant à ce magnifique théâtre, dont je n’avais regardé que le plafond, il me paraît plus petit, beaucoup plus intime que dans mon souvenir.
Un chef d’orchestre allemand, un metteur en scène et un décorateur catalans, des musiciens français, des chanteurs de plusieurs nationalités… Comment les répétitions d’Il Prigioniero se sont-elles déroulées ?
Avec une précision horlogère ! Le metteur en scène avait un interprète, mais on entendait des bouts de phrases dans toutes les langues, surtout en anglais, car tout le monde le parlait bien. Lluis Pasqual savait exactement ce qu’il voulait. Il m’a parlé de la marche de protestation des mères de prisonniers, contre Pinochet au Chili. C’est en pensant à cela qu’il m’a fait marcher sur place sur un tapis roulant pendant le prologue. Pendant les répétitions, cela allait tout seul. Mais, une fois le décor monté, le tapis est devenu plus court que mes enjambées naturelles car je suis très grande. Il faut réduire le pas pour ne pas trébucher. Je préfère ne pas tomber, même si le metteur en scène pense que ce ne serait pas du tout gênant !
Lothar Zagrosek est arrivé une dizaine de jours avant la générale. On a eu cinq répétitions avec l’orchestre. C’est l’un des chefs les plus agréables que j’ai rencontré dans ce métier. Il est un homme vraiment charmant et il apporte beaucoup d’aide aux chanteurs. J’avais déjà interprété le rôle, mais c’est tout de même difficile. En fait mardi soir, j’ai sauté cinq mesures ! Au début, je me disais : jamais je ne pourrai apprendre cela, mais avec un bon coach, j’ai réussi. Ce qui est incroyable avec ces dissonances, c’est que les muscles, eux, savent ce qu’ils doivent faire… Maintenant, j’adore ! Par contre, cette musique ne plait pas beaucoup aux Italiens. Quand je l’ai chantée à Florence, contrairement à Paris, il y avait peu de monde dans la salle.
Quand avez-vous pris conscience d’être devenue mezzo soprano ?
Comme beaucoup de chanteuses, quand j’ai eu des enfants ma voix a commencé à se modifier. Mais en me donnant du mal, j’ai continué à chanter des rôles de soprano pendant dix ans. Ce qui est difficile quand on change de registre, c’est de convaincre le public et, surtout, les directeurs d’opéra. Quand ils ont le souvenir de vous en soprano, ce n’est pas évident. Ils sont très dubitatifs quand votre agent vous propose pour Clytemnestre ! Les gens aiment vous mettre dans des catégories. Maintenant j’aime chanter les rôles très dramatiques, les « bitches » et les « witches »(1) ! Évidemment, il ne faut pas chanter trop jeune ces rôles lourds qui demandent de la passion. Il faut les aborder progressivement. Sinon on risque de voir sa carrière finir prématurément comme celle de Sylvia Sass. Ce n’est pas à vingt ans que l’on peut chanter La Traviata ou Turandot !
Et vos rapports avec les chefs d’orchestres, quels sont-ils ?
Quand je débutais, j’avais tendance à être une victime. Certains abusaient de mon inexpérience de manière très déplaisante. Plus tard, ils sont devenus beaucoup plus respectueux. Quand j’ai chanté le rôle d’Elisabeth dans Marie Stuart(2) pour les adieux de Janet Baker, cela a été très difficile avec le chef pendant les répétitions… J’ai donc toujours une certaine anxiété lorsque je travaille avec un nouveau chef. Le pire a été lorsque j’ai rencontré Carlo Maria Giulini chez Deutsche Grammophon pour une audition dans Le Trouvère. Il faut dire que lorsque j’étais étudiante, Giulini était mon dieu ; chez les disquaires, je regardais les immenses affiches où on le voyait avec son chapeau, dans son costume italien d’un blanc immaculé et j’étais en extase devant cet homme si beau, si élégant, qui était en même temps un grand chef d’orchestre ! Alors, quand j’ai chanté pour lui, moi une inconnue, j’étais morte de trac ; c’en était ridicule… Jusqu’au moment où, ayant décidé que je pourrais bien être sa Leonora, il s’est approché du piano et a commencé à me faire travailler. Heureusement, depuis j’ai fait des progrès et je sais mieux m’imposer. En fait, les chefs d’orchestre préfèrent cela.
Une dernière question. Vous avez eu « les trois ténors » pour partenaire. Quel souvenir gardez-vous de chacun d’eux ?
Curieusement, je les ai rencontrés pour la première fois la même année, l’un après l’autre. C’était en 1984. En janvier, j’ai enregistré ce fameux Trouvère de Giulini avec Domingo ; au printemps, j’ai chanté André Chénier avec Carreras, et l’été, j’ai remplacé au pied levé Katia Ricciarelli à Covent Garden pour la dernière d’une Aïda avec Pavarotti.
C’est Domingo que j’ai le mieux connu. Nous avons beaucoup travaillé ensemble pour l’enregistrement. Il était une “ méga star ”, mais il a été très coopératif et m’a beaucoup encouragée. Évidemment, j’étais très intimidée car c’était mon premier disque important… C’était risible (rire). Quand j’y pense maintenant, c’est un peu comme dans une autre vie.
Carreras ? J’adorais sa voix, surtout quand il était jeune. C’est celle qui me touchait vraiment… La qualité, le timbre ! Hélas, il est tombé gravement malade peu après cet André Chénier et quelques années plus tard, il a réussi à revenir. C’est formidable !
Quant à Pavarotti, je me souviens qu’il faisait toujours le clown (tentative d’imitation), il était très drôle, c’était une grande personnalité et sa voix était fabuleuse, avec sa capacité de chanter des contre-ut à la chaîne !
Que dire ? Tous les trois sont d’immenses chanteurs !
Propos recueillis par Brigitte CORMIER
(1) Des chiennes et des sorcières
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