La cheffe française Ariane Matiakh dirige La Voix Humaine de Poulenc du 18 au 26 février à l’Opéra National du Rhin. Patricia Petibon incarnera « Elle », la protagoniste. Cinq questions sur une œuvre qui en appelle des milliards.
À quoi pensez-vous après votre première lecture de l’œuvre ?
On ne sort pas indemne de cette expérience, car le sujet est éminemment moderne dans nos sociétés où l’utilisation extrême de nos téléphones, transforme les relations entre les êtres humains, au point de pouvoir multiplier les contacts sans jamais se voir ni se toucher. Cocteau et Poulenc anticipaient déjà en leur temps le délitement du contact humain dû au développement de la technologie, la réduction du lien humain à des voix, dont la pièce, qui comporte deux protagonistes, n’en fait d’ailleurs entendre qu’une! L’invention du téléphone a donc modifié profondément les rapports entre les êtres et il n’y a rien de plus glaçant que de constater au fil de la pièce les mensonges et la déformation de la réalité que l’utilisation du téléphone favorise entre deux êtres qui se parlent à distance.
Le texte de La Voix Humaine est caractéristique d’une époque, mais ce que vit la protagoniste, tout le monde peut s’y projeter. Est-ce que vous l’entendez ainsi ?
Effectivement, je ne vois pas une affaire de genre ou d’époque dans cet opéra mais bien une histoire universelle et intemporelle entre des êtres qui vivent l’amour et le désamour, qui souffrent et se sentent misérables face à l’abandon de la personne aimée, et ce quelle que soit leur origine, leur sexe ou leur orientation sexuelle. Poulenc a d’ailleurs souvent dit s’être identifié à ses deux dernières héroïnes Blanche de La Force et Elle, s’inspirant de ses propres interrogations et désillusions face aux tourments de l’amour et de l’expérience de la mort d’êtres chers.
À quel point, en tant que cheffe, entre-t-on en empathie pour la performance physique et vocale de l’interprète ?
Nous avons une chance inestimable d’avoir une artiste aussi expérimentée que Patricia Petibon pour tenir le rôle d’Elle. Patricia est non seulement une remarquable chanteuse, mais aussi une excellente actrice. Je ressens de l’empathie pour son personnage et de l’admiration pour l’interprète. Malgré la brièveté relative de l’oeuvre, le rôle est très exigeant car il appelle des ruptures émotionnelles radicales ponctuées de nombreux silences où le drame se construit là où la musique s’arrête. Poulenc emploie ici le principe de rétention musicale afin de pousser le personnage à passer d’une émotion à l’autre sans jamais aboutir à quelque chose de raisonné, sans jamais permettre la moindre conclusion. C’est une oeuvre qui reste en suspens, qui trouve son essence dans ce qui n’est pas dit, à la limite sous-entendu. Il incombe à la chanteuse de faire vivre son personnage dans le chaos de son mental éprouvé, comme on marcherait sur un fil fragile prêt à rompre à chaque instant.
Que dit l’orchestre du drame que ne dirait pas le texte ?
À mon sens, l’orchestre crée d’abord ici des atmosphères. Ses sons souvent voluptueux et généreux doivent envelopper la chanteuse ou au contraire ses ponctuations cinglantes la malmener et la pousser dans ses retranchements. Je ne crois pas que l’orchestre nous fasse entendre ce « Il » qui est au bout du fil et qu’on ne connaît pas. C’est Elle qui est au centre de l’opéra ; c’est d’Elle que parle la musique. Cocteau disait très justement que l’orchestre exprime le « pathos » de sa pièce. Il amplifie les sentiments de la chanteuse, il nous les rend palpables, il décuple les émotions. Quand la musique s’arrête, le poids insoutenable des silences écrits, voulus par le compositeur entre deux phrases musicales, se trouve d’ailleurs renforcé par rapport à la pièce de théâtre. Le silence n’est pas antimonique à la musique ; il en est consubstantiel.
Poulenc, avec Britten et Chostakovitch est l’un des génies solitaires du XXe siècle, qu’est ce qui fait son succès aujourd’hui ?
Poulenc parle vrai, se livre entièrement dans son œuvre. Je pense que son authenticité se ressent dans sa musique ainsi que le courage d’être et de rester soi-même, tout en embrassant ses contradictions et ses démons. Il fait de sa musique symphonique et lyrique des voyages émotionnels intemporels. Sa musique n’est donc pas le reflet d’une époque mais l’expression profonde de la singularité de notre humanité, celle qui relie de fait les générations.