En 1919, Prokofiev se trouve aux Etats-Unis. Bien qu’il ait accueilli la chute du tsar avec une certaine satisfaction, par adhésion aux idées réformistes, il avait décidé de quitter la Russie pour ne pas être gêné par les violents remous politiques dans son processus de création. Après être passé par le Japon, il était arrivé à San Francisco sans le moindre sou. Rejeté à New York, où il est pourtant connu, il se fixe à Chicago. C’est là que, miraculeusement, le directeur de la Chicago Opera Company, Cleofonte Campanini, lui passe commande d’une partition nouvelle. Dans ses maigres bagages, Prokofiev retrouve la version russe d’une pièce de Gozzi, L’Amore delle tre melarance, créée en 1761. L’auteur de cette adaptation, le dramaturge et metteur en scène Vsevolod Meyerhold, avait remis son texte à Prokofiev juste avant le départ du compositeur, souhaitant que ce dernier en fasse le livret d’un futur opéra.
Prokofiev se met donc au travail à partir de ce texte. Il ne fait guère de doute qu’il a bel et bien commencé à travailler sur la version russe, ce qui lui était naturel. Mais il n’est alors pas envisageable de représenter un opéra en langue russe aux Etats-Unis et Prokofiev parle très mal l’anglais. Il se fait alors aider par Véra Janacopoulos, célèbre soprano brésilienne, pour traduire le texte en français, qui sera la langue de création de son opéra.
À l’automne 1919, la partition est prête. Prokofiev tient enfin son premier opéra. C’est en effet le premier de ceux qu’il a déjà composés (Le Joueur, Maddalena) qui est promis à une création scénique. Mais patatras, Campanini meurt subitement. Le projet est totalement arrêté. Pourtant, cette fois, la malédiction ne pourchasse pas Prokofiev jusqu’au bout : en effet, la nouvelle directrice de la compagnie n’est autre que Mary Garden, la créatrice de Mélisande. Elle relance sans attendre la production et l’Amour des trois oranges voit enfin le jour voici tout juste 100 ans à l’Opéra lyrique de Chicago, sous la direction de Prokofiev lui-même. Le public l’accueille chaleureusement, ce qui incitera la compagnie à la présenter à New York peu après, avec le même succès, mais avec un violent tir de barrage de la critique (« Du jazz russe avec une garniture bolchevique » est l’appréciation la plus… aimable qu’on peut lire dans la majorité des articles qui évoquent l’opéra en termes négatifs. Rares sont ceux qui défendent la partition) qui conduit à retirer l’œuvre des affiches américaines pour plus d’un quart de siècle.
Mais entretemps, cette merveilleuse farce triomphera partout ailleurs, y compris dans sa version en suite pour orchestre que Prokofiev réalisera comme à son habitude quelques temps après la création et qui ne se réduit pas à la célèbre marche. L’opéra, lui, ira jusqu’en URSS, où Prokofiev, qui n’a jamais coupé les ponts avec son pays comme l’ont fait Stravinski ou Rachmaninov, finira par retourner, attiré par les fausses sirènes du pouvoir soviétique. Il n’en ressortira jamais, et n’y trouvera aucun Truffaldino pour le faire rire.
En 2005, l’opéra d’Amsterdam présentait une production admirable de ce chef-d’œuvre du XXe siècle, signée Laurent Pelly et placée sous la direction de Stéphane Denève à la tête du chœur de l’opéra néerlandais et de l’orchestre philharmonique de Rotterdam, avec une distribution des plus idoines. Une production digne du centenaire que nous célébrons aujourd’hui et dont voici un court extrait.