Si en Europe, l’année 1914 est brusquement coupée en deux par l’éclatement de la Première Guerre mondiale, qui vient mettre un terme à l’activité de nombreuses maisons d’opéra, il n’en va pas du tout de même aux Etats-Unis, qui ne rejoindront le conflit qu’en 1917. Pour le Met de New York, l’année 1914 est donc une année normale, avec son lot de reprises, de nouvelles productions et de créations.
Au 1er janvier 1914, l’œuvre qui totalise le plus grand nombre de représentations au Met reste le Faust de Gounod, même si on le verra qu’une seule soirée cette année-là, pour la 293e fois. Malgré cette suprématie, le répertoire français se réduit à une poignée de titres. Et surtout, selon une tradition bien ancrée dans la maison, la plupart des opéras français furent longtemps chantés en italien, comme nous le rappelle Edith Wharton dans les premières lignes de son roman L’Age de l’innocence, où il est justement question d’une représentation de Faust au Met dans les années 1870. En 1907, un article du New York Times s’indignait encore contre cette pratique absurde, surtout lorsqu’elle était imposée à des artistes français ou francophones. Carmen, qui en est à sa 207e, connaît en 1914 une nouvelle production, avec les stars maison : Geraldine Farrar dans le rôle-titre, Enrico Caruso en Don José, le baryton Pasquale Amato en Escamillo, et Arturo Toscanini à la baguette. La critique guettait Farrar au tournant : comment celle qui avait été, sur cette même scène, Micalea en 1908, pourrait-elle se métamorphoser en cigarière ? A noter qu’en 1915, Farrar sera l’héroïne du Carmen (muet !) tourné par Cecil B. DeMille ; même si la prise de rôle était toute récente, sa beauté physique dut militer en sa faveur. Loin derrière arrive Les Huguenots, ou plutôt Gli Ugonotti (126e représentation le 30 décembre 1914, avec Caruso en Raoul et Emmy Destinn en Valentine, et l’on remarque que l’œuvre ne sera plus jamais redonnée au Met après 1915). Manon n’en est qu’à sa 47e représentation le 10 janvier 1914, mais connaît un succès réel : selon le critique du Musical America, « Manon de Massenet, avec M. Caruso et Mlle Geraldine Farrar, attire grande foule aux guichets du Metropolitan Opera House, comme le pourrait faire une influence magnétique. Le fameux ténor et la célèbre cantatrice se montrent dans cette œuvre d’admirables interprètes et MM. Gilly, Segurola et Rothier se distinguent à côté d’eux et contribuent à assurer l’ensemble irréprochable; Le maestro Toscanini a fait valoir magnifiquement la grâce et l’élégance de la superbe partition ». On trouve enfin Les Contes d’Hoffmann, opéra qui connaît sa 12e représentation en mars, dans une nouvelle production créée l’année précédente (l’œuvre n’avait jusque-là jamais été donnée), avec Carl Jörn en Hoffmann, Frieda Hempel en Olympia, Frances Alda en Giulietta et Lucrezia Bori en Antonia.
Léon Rothier (Miracle) et Lucrezia Bori (Antonia) dans Les Contes d’Hoffmann
Bien que dépassé d’une courte tête par Faust, c’est le répertoire wagnérien qui domine alors le Metropolitan : Lohengrin (281e représentation), Tanhäuser (207e), Tristan (121e en janvier), La Valkyrie (160e), Les Maîtres-chanteurs (123e), Siegfried (105e), Le Crépuscule des dieux (80e), L’Or du Rhin (53e) ; seul Le Vaisseau fantôme peine à s’imposer, avec seulement 24 représentations jusqu’en 1908 (le plus rare Rienzi a pourtant été donné 21 fois entre 1886 et 1890). Quant à Parsifal, comme dans beaucoup de théâtres de la planète, on le donne en matinée le 1er janvier 1914, avec Olive Fremstad en Kundry, Carl Jörn en Parsifal et Carl Braun en Gurnemanz, mais loin d’être la grande nouveauté de l’année, comme c’est le cas dans les autres maisons d’opéra du monde entier, le drame sacré en est déjà à sa 72e représentation, tout simplement parce que les Etats-Unis n’ont pas respecté l’interdit wagnérien de donner l’œuvre ailleurs que sur la colline de Bayreuth. On relèvera aussi au cours de l’année 1914 une représentation de Königskinder, le conte de fées d’Engelbert Humperdinck, dont la première mondiale avait eu lieu au Met en 1910.
Face à Wagner, Verdi fait assez pâle figure : certes, Aïda en est à sa 189e représentation, mais Le Trouvère dépasse à peine les cent, et La Traviata n’en est qu’à 90, à quoi l’on peut ajouter une douzaine de représentations pour Un ballo in maschera. Les Italiens sont pourtant bien présents, mais plutôt grâce aux véristes : Cav/Pag tourne autour de 150 représentations, La Bohème en est à sa 125e et Tosca atteint sa centième au cours de l’année 1914. La Fanciulla del West, commande du Met, créée en 1910, n’en est qu’à sa 24e représentation en mars 1914, toujours avec l’équipe de la création : Emmy Destinn, Caruso et Amato, mais dirigés par Giorgio Polacco et non plus par Toscanini.
En dehors des répertoires français, allemand et italien, l’opéra russe est présent à travers une œuvre emblématique : Boris Godounov, créé au Met en mars 1913, et qui sera donné régulièrement, à raison de six ou sept représentations par an. Bien que chanté en italien, ce Boris possède au moins une identité visuelle très russe, puisqu’on a fait appel aux collaborateurs habituels de Diaghilev et du Marinski : Alexandre Golovine et Alexandre Benois pour les décors, Ivan Bilibine pour les costumes. Quant aux chanteurs, on trouve dans la distribution la mezzo allemande Margarethe Ober en Marina et, en Boris, la basse polonaise Adam Didur, un des chanteurs qui se sont le plus souvent produits au Met (où il assurera pas moins de 933 représentations).
A titre de curiosité, la programmation de 1914 n’inclut que deux œuvres antérieures au XIXe siècle. Toscanini dirige Orfeo ed Euridice de Gluck, avec Louise Homer (la tante de Samuel Barber). Par ailleurs, La Flûte enchantée est le seul opéra de Mozart donné au Met cette année-là, mais une Flûte complètement wagnérisée, avec Emmy Destinn en Pamina (!), Johannes Sembach ou Carl Jörn en Tamino, Frieda Hempel en Reine de la nuit, et même Elisabeth Schumann en Papagena le 26 décembre. A part ces deux « vieilleries », l’œuvre la plus ancienne qu’on peut voir est la rarissime Euryanthe de Weber (1823), qui connaît une nouvelle production à partir du 19 décembre : Toscanini dirige Frieda Hempel dans le rôle-titre, Margarethe Ober en Eglantine. Donnée quatre fois en 1887, l’œuvre ne sera plus jamais remontée au Met après sa dixième représentation en 1915.
Frieda Hempel et Margarethe Ober dans Le Chevalier à la rose
Hempel et Ober sont les protagonistes d’une des nouveautés récemment créées sur la scène du Met. Depuis le 9 décembre 1913, on y donne Le Chevalier à la rose. Si les décors sont de Hans Kautsky, on a fait appel pour les costumes à Alfred Roller, responsables de la production originelle de Dresde en 1911. Après ses débuts new-yorkais en Marguerite des Huguenots en 1912, Frieda Hempel (1885-1955) fut la première Maréchale du Met, ce qui nous rappelle que le rôle fut d’abord distribué à des voix légères : la créatrice, Margarethe Siems, fut certes la première Chrysothemis, mais aussi la première Zerbinette, et Frieda Hempel chantait également Oscar au Met. Quant à Margarethe Ober (1885-1971), elle tenait à New York d’authentiques rôles de mezzo, sinon de contralto : Ortrud, Azucena, Amneris, Dalila, Erda… Pour la représentation du 20 novembre, Elisabeth Schumann fit ses débuts au Met dans le rôle de Sophie. Le Chevalier à la rose fut longtemps le seul ouvrage de Strauss donné à New York : si Salomé avait connu une unique représentation en 1907, et ne reviendrait qu’en 1934, Elektra dut attendre 1932 pour être créé au Met.
Le 2 janvier est marqué par la création américaine de L’Amore dei tre re, d’Italo Montemezzi, dont la première mondiale a eu lieu le 10 avril 1913 à Milan. Toscanini dirige Lucrezia Bori en Fiora et Pasquale Amato en Manfredo ; à leurs côtés, on retrouve Edoardo Ferrari-Fontana, créateur du rôle d’Avito à La Scala. L’œuvre atteindra sa 66e représentation en 1949, après quoi elle ne sera plus jamais donnée au Met.
Le même mois, un couplage inédit est proposé au public new-yorkais : Pagliacci est donné non pas avec Cavalleria rusticana, mais avec Madeleine, opéra du compositeur américain d’origine irlandaise Victor Herbert (1855-1924), dont le Met avait déjà présenté Natoma en 1911. Les compositeurs “locaux” sont encore rares, et le sujet choisi par Herbert est une comédie française de Decourcelle et Thiboust adaptée en anglais (une diva invite ses amis à dîner avec elle le Jour de l’An mais tous se désistent en déclarant devant prendre ce repas avec leur mère). Le rôle-titre était tenu par la soprano néo-zélandaise Frances Alda, épouse du directeur du Met, Giulio Gatti-Casazza, mais le succès ne fut pas vraiment au rendez-vous puisque, dès le 31 janvier, on revient au couplage traditionnel Cav/Pag. Par la suite, on pourra encore voir Madeleine, associé deux fois avec Don Pasquale en février, puis à nouveau avec Pagliacci, et enfin avec L’Amore Medico de Wolf-Ferrari, opéra d’après Molière qui avait été créé à Dresde en décembre 1913. La première new-yorkaise de cet Amour médecin, le 25 mars, fut dirigée par Toscanini, avec notamment Lucrezia Bori. Après quoi Madeleine disparut entièrement, remplacée par Il Segreto di Susanna (œuvre encore assez nouvelle car créée en 1912), couplé à L’Amore Medico pour un double-bill Wolf-Ferrari.
Lucrezia Bori, Italo Cristalli, Antonio Pini-Corsi et Bella Alten dans L’Amore Medico
En matière de créations, la France n’est pas oubliée, puisqu’on donne, à partir du 26 février 1914, cinq représentations de Julien, de Gustave Charpentier, avec Caruso et Farrar. Cet opéra, créé à l’Opéra-Comique en juin 1913, ne connaîtra en tout et pour tout que cinq représentations. Selon la revue française Le Ménestrel, le succès fut complet : « Mise en scène somptueuse. Public enthousiasmé. Dès le deuxième acte, les ovations se succédèrent de plus en plus longues et répétées. La presse discute l’oeuvre avec passion, la considérant comme l’une des œuvres lyriques les plus importantes produites en ces dernières années ». La critique américaine, malgré son admiration pour le chanteur, dut pourtant bien reconnaître que Caruso « n’a pas vraiment la silhouette apte à rendre crédible le personnage d’un poète enflammé par une mission idéaliste ». Paradoxalement, Louise, qui est bien antérieur, attendra 1921 pour être donné au Met dans une production maison, également avec Geraldine Farrar (l’oeuvre fut donnée bien auparavant, mais lors d’une tournée de l’Opéra de Chicago accueillie par le Met) et n’y reviendra plus après 1948. Mais si même Renée Fleming n’a pas su imposer le retour de Louise à New York, comment espérer que Charpentier y revienne un jour ?