Voici 180 ans disparaissait à Paris Luigi Cherubini, l’un des grands compositeurs de la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Alors puissant et redouté directeur du Conservatoire de Paris depuis 20 ans, le Florentin n’a pas à sa mort une très bonne réputation. Son caractère ombrageux et même austère, la rudesse dont il faisait preuve, ont fini peu à peu par faire oublier son héritage musical, qu’on redécouvre de loin en loin, davantage d’ailleurs à travers sa musique religieuse voire ses quatuors qu’à l’opéra. Pour raconter la vie de Cherubini laissons la plume à son plus illustre élève, l’un des plus turbulents aussi, avec lequel de vifs échanges et de grandes colères se sont succédés : Hector Berlioz, qui lui consacre, quelques jours après sa mort, un grand article dans le Journal des Débats, dont voici un large extrait. Avec en prime le début du Requiem en ré, l’une des dernières partitions de Cherubini, écrites dans la perspective de sa propre disparition.
« La vie de ce grand compositeur peut être offerte aux jeunes artistes comme un modèle sous presque tous les rapports. Les études de Cherubini furent longues et patientes, ses travaux nombreux, ses ennemis puissans. A l’inflexibilité de son caractère, à la ténacité de ses convictions, se joignait une dignité réelle qui le rendit toujours respectable, et qu’on ne trouve pas souvent, il faut malheureusement le reconnaître, chez les artistes même les plus éminents. Né à Florence, vers la fin de 1760, disciple, dès l’âge de neuf ans, de Bartolomeo et d’Alessandro Felici, et plus tard de Bizarri et de Castrucci, maîtres tous également inconnus aujourd’hui, il n’acheva son éducation musicale que vers sa vingtième année et sous la direction de Sarti. Le grand-duc de Toscane, Léopold II, le prit alors sous sa protection spéciale, et Sarti, pour prix de ses leçons, se contenta de faire écrire à son élève une foule de morceaux qu’il intercalait dans ses propres ouvrages, et dont il gardait sans scrupule tout l’honneur pour lui seul. Le maître dut pourtant se décider à donner carrière à son élève ; et Cherubini, libre enfin de voir ses compositions applaudies sous son nom, écrivit pour les théâtres d’Italie plusieurs partitions dont le succès le fit bientôt appeler à Londres. Ce fut en Angleterre qu’il composa la Finta Principessa et Julio Sabino. Quelques années après, l’Ifigenia in Aulide parut avec un grand succès sur le théâtre de Turin. Après avoir donné Faniska à Vienne, Cherubini retourna en Angleterre pour diriger les concerts de la Société Philharmonique. A son retour en France, son ami Viotti, qui était fort à la mode, le mit en relations avec le monde élégant et lui ouvrit la plupart des salons de la capitale. Cherubini songea seulement alors à écrire pour la scène française, et Marmontel lui donna le poëme de Démophon. Ce sujet, très dramatique et essentiellement musical cependant, avait déjà été fatal à une partition de Vogel, dont la pathétique ouverture est seule restée. Le succès du Démophon de Cherubini fut douteux ; mais les beautés énergiques qu’on ne put y méconnaître firent pressentir ce qu’on pouvait attendre de l’auteur dans ce genre grandiose et sévère.(…)
Tout en écrivant ces mélodieux fragments pour les habiles virtuoses du Théâtre-Italien, Cherubini étudiait l’esprit de l’Ecole française, et cherchait, si en demandant davantage à l’accent dramatique, aux modulations imprévues, aux effets d’orchestre, on ne pourrait suppléer à ce qui manquait d’habileté aux chanteurs français. La question fut résolue affirmativement par son opéra de Lodoïska, dont le succès eût été plus long et plus populaire si le petit ouvrage de Kreutzer, sur le même sujet et portant le même titre, ne se fût assuré la vogue par une plus grande facilité d’exécution et par l’exiguité gracieuse de ses formes mélodiques. On sait qu’en France surtout, des productions grandes et belles sont souvent éclipsées par d’autres qui ne sont que jolies. La Lodoïska de Cherubini produisit néanmoins une profonde sensation dans le monde musical ; et le mouvement qu’elle imprima à l’art, secondé par les efforts à peu près parallèles de Méhul, de Berton et de Lesueur, amena pour l’Ecole française une ère de gloire à laquelle il était permis de douter qu’elle pût jamais atteindre. (…)
La Médée est une œuvre plus complète que la précédente ; elle est restée au répertoire d’un grand nombre de théâtres allemands, et c’est une honte pour les nôtres qu’elle en soit bannie depuis si longtemps.(…)
Un peu avant la représentation de son opéra des Deux Journées, Cherubini avait été nommé l’un des inspecteurs de l’enseignement du Conservatoire. Cette place fut pendant longtemps la seule qu’il eut à remplir ; Napoléon ayant mis, comme on sait, une affectation bizarre, et en tout cas peu digne de lui, à faire sentir à Cherubini l’antipathie qu’il ressentait pour sa personne et pour ses ouvrages. On a donné pour motif à cet éloignement, quelques réparties fort rudes de Cherubini à des observations assez mal fondées de Napoléon sur sa musique ; on prétend que le compositeur aurait dit un jour au premier consul, avec une vivacité fort concevable du reste en pareille occasion : « Citoyen consul, mêlez-vous de gagner des batailles, et laissez-moi faire mon métier auquel vous n’entendez rien ! » Une autre fois, comme Napoléon lui avouait sa prédilection pour la musique monotone, c’est-à-dire pour celle que le berçait doucement, Cherubini aurait répliqué, avec plus de finesse que d’humeur cependant : « J’entends, vous aimez la musique qui ne vous empêche pas de songer aux affaires d’Etat. » Ces réparties, on le verra plus loin, sont bien dans le caractère et la tournure d’esprit de Cherubini ; toujours est-il certain que Napoléon chercha constamment à blesser son amour-propre en exaltant sans mesure en sa présence Paisiello et Zingarelli toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion, et le laissant à l’écart comme un homme médiocre, et en s’obstinant à prononcer son nom à la française, pour faire entendre par là qu’il ne le trouvait pas digne de porter un nom italien. (…)
Napoléon eut encore à Vienne avec Cherubini l’éternelle discussion, tant de fois commencée à Paris avec Paisiello et avec Lesueur, sur les nuances de l’orchestre. Le géant des batailles, le virtuose du canon, n’aimait pas que les instrumens de musique se permissent d’élever la voix ; les forte, les tutti éclatans l’impatientaient, il prétendait alors que l’orchestre jouait trop haut, et quand il avait fait comprendre à ses malheureux maîtres de chapelle ce qu’il entendait par ces mots, jouer trop fort, ils devaient nécessairement ne plus tenir compte des intentions du compositeur, ni du sens de l’œuvre, et ordonner aux exécutants d’éteindre le son jusqu’au pianissimo. La musique alors berçait le grand homme, et il pouvait rêver aux affaires d’Etat. Napoléon aurait dû se contenter pour chœur et pour orchestre d’une harpe éolienne. Certes rien ne ressemblait moins aux soupirs harmonieux de cet instrument que l’orchestre de Cherubini ; mais le goût exclusif du l’Empereur pour la musique douce, calme et rêveuse, a peut-être contribué, en dirigeant l’esprit du compositeur sur ce point de son art, à lui faire trouver cette forme curieuse du decrescendo dont il a laissé de si admirables modèles dans quelques unes de ses compositions religieuses. Personne avant Cherubini et personne après lui n’a possédé à ce point la science du clair obscur, de la demi-teinte, de la dégradation progressive du son ; appliquée à certaines parties essentiellement mélodieuses de ses messes, elle lui a fait produire de véritables merveilles d’expression religieuse et découvrir des finesses exquises d’instrumentation.
A son retour de Vienne, Cherubini fut atteint d’une maladie nerveuse qui donna les plus sérieuses inquiétudes à sa famille, et qui lui rendit tout travail musical impossible. La composition lui étant absolument interdite, il se prit, dans sa profonde mélancolie, d’un vif amour pour les fleurs ; il étudia la botanique, ne songea plus qu’à herboriser, à former des herbiers ; à étudier Linnée, de Jussieu et Tournefort. Cette passion sembla même survivre à la maladie qui l’avait fait naître, et lorsque, entièrement rétabli, fixé chez le prince de Chimay, il aurait pu reprendre ses travaux trop longtemps interrompus, ce ne fut que pour céder aux vives instances de ses hôtes qu’il se décida à écrire une messe. Il produisit alors et presqu’à contre-cœur, sa fameuse messe solennelle à trois voix, l’un des chefs-d’œuvre du genre.
Revenu à Paris, plein de santé et de confiance dans la force et la verdeur de son génie, il écrivit Pimmalione pour le Théâtre-Italien, le Crescendo pour l’Opéra-Comique, et les Abencérages pour l’Opéra. Je ne connais rien des deux premiers ouvrages, mais nous avons entendu au Conservatoire divers fragments du troisième qui donne une grande idée de son mérite, l’air surtout, si souvent chanté par Ponchard : « Suspendez à ces murs mes armes, ma bannière » est évidemment une des plus belles choses dont la musique dramatique ait eu à s’enorgueillir depuis Gluck. Rien de plus vrai, de plus profondément senti, de plus noble et de plus touchant à la fois. On ne sait ce qu’on doit admirer le plus du récitatif, si plein d’accablement, de la mélodie si désolée et si tendre de l’andante ou de l’allegro final ; où la douleur se ravivant arrache des cris d’angoisse au malheureux amant de Zoraïde.
Cherubini, en société avec trois autres compositeurs, improvisa, pour ainsi dire, deux opéras de circonstance, l’Oriflamme et Bayard à Mézières. Un seul morceau de l’Oriflamme nous est connu : c’est un chœur conçu dans son système de decrescendo dont nous avons parlé tout-à-l’heure ; on l’exécutait, il y a huit ou dix ans, assez souvent dans les concerts du Conservatoire, et il n’a jamais manqué d’y produire l’impression la plus vive par son exquise douceur et sa complète originalité. En présence des effets vraiment délicieux que Cherubini a su tirer des voix et de l’orchestre dans la nuance du pianissimo, de la distinction du style mélodique, de la finesse d’orchestration qui ne l’abandonnent jamais alors, de la grâce avec laquelle s’enchaînent ses harmonies et ses modulations, il est permis de regretter qu’il ait beaucoup plus écrit dans la nuance contraire. Ses morceaux énergiques ne brillent pas toujours par les qualités qui devraient leur être propres ; l’orchestre y fait quelquefois, même dans ses messes, des mouvemens brusques et durs qui conviennent peu au style religieux.
La Restauration amena pour Cherubini une tardive justice ; les Bourbons prirent à cœur de lui faire oublier les rigueurs de Napoléon, et lui donnèrent la survivance de Martini à la surintendance de la musique du Roi. Au retour de l’île d’Elbe, l’Empereur cependant crut enfin devoir le nommer chevalier de la Légion-d’Honneur. En outre, à la même époque, le nombre des membres de l’Académie des Beaux-Arts ayant été augmenté, Cherubini entra à l’Institut. A la mort de Martini, il lui succéda, en partageant avec Lesueur la place de surintendant de la musique du Roi. Dès lors Cherubini se livra presque exclusivement aux compositions sacrées. Il écrivit pour la chapelle de Louis XVIII et pour celle de Charles X un nombre considérable de prières, psaumes, motets et messes, dont les deux principales sont connues et admirées de tous les musiciens de l’Europe ; je veux parler de la messe du Sacre de Charles X et du premier Requiem à quatre voix. On rencontre, il est vrai, dans la messe du sacre, plusieurs passages dont le style, empreint du défaut que je signalais tout à l’heure, a plus de violence que de vigueur, et partant peu d’accent religieux ; mais tant d’autres sont irréprochables, et d’ailleurs, la Marche de la Communion qui s’y trouve, est une inspiration de telle nature, qu’elle doit faire oublier quelques taches et immortaliser l’œuvre à laquelle elle appartient. Voilà l’expression mystique dans toute sa pureté, la contemplation, l’extase catholiques ! Si Gluck, avec son chant instrumental aux contours arrêtés, empreint d’une sorte de passion triste, mais non rêveuse, a trouvé dans la marche d’Alceste l’idéal du style religieux antique, Cherubini, par sa mélodie, également instrumentale, vague, voilée, insaisissable, a su atteindre aux plus mystérieuses profondeurs de la méditation chrétienne. La marche de Gluck, passionnée dans sa gravité même, et laissant par intervalles échapper les accents de reproche d’un cœur souffrant mal résigné aux volontés des dieux, trouble l’auditeur et lui arrache des larmes ardentes ; elle porte le caractère d’une religion poétique, mais sensuelle. Le morceau de Cherubini ne respire que l’amour divin, la foi sans nuages, le calme, la sérénité infinie d’une âme en présence de son créateur ; aucune terrestre rumeur n’en altère la céleste quiétude, et s’il amène des pleurs dans les yeux de celui qui l’écoute, ils coulent si doucement, et la rêverie qu’il produit est si profonde, que l’auditeur de ce chant séraphique, emporté par delà les idées d’art et le souvenir du monde réel, ignore sa propre émotion. Si jamais le mot sublime a été d’une application juste et vraie, c’est à propos de la marche de la communion de Cherubini.
Le Requiem, dans son ensemble, est selon moi le chef-d’œuvre de son auteur ; aucune autre composition de ce grand maître ne peut soutenir la comparaison avec celle-là, pour l’abondance des idées, l’ampleur des formes, la hauteur soutenue du style, et, n’était la fugue violente sur ce lambeau de phrase dépourvu de sens « quam olim Abrahae promisisti », il faudrait dire aussi, pour la constante vérité d’expression. L’Agnus en decrescendo dépasse tout ce qu’on a tenté en ce genre ; c’est l’affaissement graduel de l’être souffrant, on le voit s’éteindre et mourir, on l’entend expirer. Le travail de cette partition a d’ailleurs un prix inestimable ; le tissu vocal en est serré mais clair, l’instrumentation colorée, puissante, mais toujours digne de son objet. Inutile d’ajouter que ce Requiem est fort supérieur au dernier, que Cherubini composa il y a trois ans pour ses propres funérailles, et qu’on a, d’après sa dernière volonté, exécuté à Saint-Roch ce matin. Le plan général de celui-ci est bien moins vaste ; le souffle de l’inspiration s’y fait plus rarement sentir ; cette sorte de brusquerie, ou de tendance à la colère, qui se manifeste trop souvent dans quelques unes des productions de Cherubini, est ici plus sensible, et les idées ne sont pas toujours d’une extrême distinction. Il contient cependant des morceaux entiers et de longue haleine de la plus grande beauté ; entre autres le Lacrymosa.
Cherubini a écrit quelques quatuors d’instruments à cordes d’un bon style et trop peu connus.
Son dernier opéra Ali–Baba a été éloigné de la scène de l’Opéra, après dix ou douze représentations, par une de ces raisons financières qui ont fait mettre à l’écart tant d’autres beaux ouvrages depuis que l’Opéra est devenue une entreprise particulière, une exploitation industrielle.
Rien de plus entier, de plus inaltérable que les convictions de Cherubini ; en matière harmonique surtout, il n’admettait pas la possibilité d’une modification ou seulement d’une extension des règles établies. Il eut souvent, à ce sujet, des discussion très vives avec le savant professeur Reicha, avec Choron ; et un jour qu’un théoricien systématique, moins connu que ces deux maîtres, et fort entier aussi dans l’étrange doctrine de théologie musicale dont il est à la fois le disciple et le fondateur, s’obstinait à argumenter contre lui, Cherubini, bouillant de colère, ne pouvant parvenir à mettre à la porte sont entêté disputeur, s’écria : « Sortez de chez moi ! sortez, vous dis-je, ou je me jette par la fenêtre ! et l’on dira que c’est vous qui m’avez assassiné ! »
La tournure de son esprit était éminemment caustique ; sa conversation abondait en traits mordants, en réparties d’un laconisme piquant et incisif.
Un jour, passant dans la cour des Menus Plaisirs à l’heure d’un concert donné par un jeune compositeur de ma connaissance, quelqu’un voulut l’entraîner dans la salle pour entendre la symphonie nouvelle qui servait alors de texte aux controverses musicales les plus animées : « Laissez-moi, dit Cherubini, je n’ai pas besoin de savoir comment il ne faut pas faire ! » Une autre fois, à une répétition de la grande messe solennelle de Beethoven, m’étant prononcé contre la fugue en ré majeur qu’elle contient, avec une franchise que mon admiration pour l’auteur pouvait, ce me semble, excuser, un pianiste, homme de mérite sans doute, surtout à cette époque, et qui a composé beaucoup de musique, prit fait et cause pour le fracas fugué et anti-religieux de Beethoven. Cherubini entre au milieu de la discussion ; malgré mes signes pour l’engager au silence, mon adversaire la continue de manière à attirer au contraire l’attention de Cherubini qui se retournant vivement : « Qu’est ce que c’est ? — C’est Monsieur, répond perfidement le virtuose, qui n’aime pas la fugue. — Parce que la fugue ne l’aime pas. »
Cherubini était impitoyable même pour ses élèves, quand une saillie se présentait à son esprit. L’un d’eux allait donner un nouvel opéra, Cherubini assistait, dans une loge, à la dernière répétition. Après le second acte, le jeune compositeur, plein d’anxieté, entre dans la loge et attend inutilement quelques unes de ces bonnes paroles dont on a tant besoin en pareil cas : « Eh bien, cher maître, dit-il enfin, vous ne me dites rien ! – Que diable veux-tu que je te dise ? réplique en riant Cherubini ; je t’écoute depuis deux heures et tu ne me dis rien non plus ! » Le mot était d’autant plus dur, qu’il manquait de justesse et de justice ; l’ouvrage de l’élève eut un grand succès. »