Formée dans l’éthique stakhanoviste des troupes lyriques, Christa Ludwig a commencé avec un très large répertoire qu’elle a progressivement restreint aux oeuvres qui la séduisaient le plus, et qui lui semblaient mieux adaptées à une voix qu’elle a voulu préserver aussi longtemps que possible. Cela nous laisse d’innombrables témoignages, étalés sur près de 40 ans, autant de jalons permettant de retracer les grandes étapes d’une carrière unique. A l’heure de l’hommage, Forum Opéra en propose un florilège, forcément sélectif et restrictif.
1. Hugo Wolf, Als ich auf dem Euphrat schiffte
C’est l’enfance de l’art. Au noir et blanc de l’image et au confort compassé d’un décor qu’on croirait sorti de l’imagination fertile de Roger Harth répond l’évidence intemporelle d’une voix ductile et sensuelle, canalisée par un souffle, un phrasé, une élocution déjà à pleine maturité. Christa Ludwig disait placer les mélodies de Wolf au-dessus de tout ; il ne lui faut pas plus de cette petite minute en compagnie de Gerald Moore pour nous convaincre qu’elle a raison. [Clément Taillia]
2. Gustav Mahler, Rückert-Lieder (Ich bin der Welt abhanden gekommen)
On sait quelle importance Christa Ludwig attachait à la parfaite cohésion entre texte et musique. On sait également de quelle façon elle remettait inlassablement sur le métier les grandes pages du répertoire de Lieder, afin de s’imprégner toujours plus d’une langue qui était pourtant la sienne. Bien sûr, ses efforts ne furent pas vains, et s’il n’y avait qu’un enregistrement pour en témoigner, ce serait bien celui-ci. On n’entend plus ni Christa Ludwig, ni même Mahler, mais seulement ces quelques vers bouleversants de Rückert se déployer dans le temps, comme s’ils n’avaient jamais existé que sous cette forme. Les quelques scories dans l’orchestre mené par Klemperer ne font qu’accentuer la détresse apaisée, le cataclysme en sourdine que l’on ressent à l’écoute de cette poignée de minutes. Ce Lied, Christa Ludwig souhaitait l’entendre diffusé le jour de ses funérailles. Gageons que son voeu sera respecté. [Alexandre Jamar]
3. Gustav Mahler, Das Lied von der Erde (répétition)
Entre Leonard Bernstein et Christa Ludwig, la complicité musicale et humaine a été évidente. Au clavier comme au pupitre, il l’a accompagnée dans de larges parts de son répertoire, et lui avait demandé, en vain, d’être son Isolde. Elle voyait en lui un « authentique génie » qui lui a permis de découvrir « le vrai sens de la musique », et affirmait qu’il était le seul collègue dont la mort l’ait fait pleurer. Cela n’empêchait pas, de temps en temps, quelques fantastiques coups de gueule, notamment quand les tempi de l’un bousculaient le souffle de l’autre. Bernstein n’a pas dû voir tous les jours une chanteuse bondir vers lui en secouant la tête et en répétant « Das ist zu schnell !!! ». Il campe sur sa position, mais semble vaguement médusé… (les images du concert en question permettront de constater qu’un terrain d’entente a été trouvé : Bernstein maintient son tempo ET Ludwig garde son souffle) [Clément Taillia]
4. Leonard Bernstein, Candide
La relation Bernstein-Ludwig méritait au moins une deuxième vidéo : Christa Ludwig n’était clairement pas réputée pour son amour de l’opérette (elle fit pourtant ses débuts en Prince Orlofski), et elle admettait sans détour ne pas se sentir à sa place dans le registre comique. Mais sa Vieille dame polyglotte dans Candide cumule chic et naturel désarmant. Dès qu’on regarde cette extrait, on arbore le même sourire béat que June Anderson sur la vidéo… allez voir ! [Clément Taillia]
5. Giuseppe Verdi, Don Carlo (O Don fatale)
Salzbourg 1975. Don Carlo sous la direction d’Herbert von Karajan. Placido Domingo chante l’Infant, Mirella Freni Elisabetta, Nicolai Ghiaurov Filippo II, Piero Cappuccilli Posa, José van Dam Carlo V et Christa Ludwig Eboli. Excusez du peu. Hélas, la mezzo ou soprano dramatique – on ne sait pas trop – se prend les pieds dans la dernière note du « Don fatale ». La faute à la ménopause, nous expliquait Roselyne Bachelot dans un de ses fameux éditos. Rien de tel dans cet enregistrement dérobé sur YouTube que les experts parviendront sans mal à dater. Fidèle à sa légende, le volcan Ludwig crache des flammes sur toute la tessiture jusqu’à son ultime jet de lave, fatal forcément. [Christophe Rizoud]
6. Giuseppe Verdi, Macbeth (Una macchia…)
En 1970, Christa Ludwig endosse pour une unique fois le lourd manteau d’hermine de lady Macbeth dans l’opéra de Verdi, à Vienne et sous la direction du chef qui, dit elle, lui a appris tout ce qu’elle sait, Karl Böhm. Tour à tour venimeuse et impitoyable, la mezzo-soprano prend tous les risques, mettant sa voix presque à nu sur un terrain qui permet de donner un écho à sa question en titre de l’interview qu’elle avait accordée à Forumopera : « Mezzo ou soprano ? Je ne sais pas« … La scène du somnambulisme n’a jamais aussi bien porté son nom, hallucinée, hantée. Sans contre-ré bémol -pour une fois écrit par Verdi, contrairement à certaines coquetteries que s’accordaient les interprètes dans Traviata ou Il Trovatore pour impressionner la galerie ou plutôt les loggionisti- direz vous. Certes, c’était impossible pour sa voix. Mais ici, n’est ce pas cohérent avec la sortie de ce fantôme sanguinaire après une interprétation hors du temps ? [Cédric Manuel]
7. Richard Wagner, Tristan und Isolde (Liebestod)
Soucieuse de préserver son instrument, Christa Ludwig sut résister à l’appel d’Isolde. Karajan pourtant, le lui avait proposé, comme Bernstein un peu plus tard… En extrait, en revanche, elle a laissé quelques « Liebestod » d’anthologie, comme ici avec Hans Knappertsbusch, en concert avec l’Orchestre de la NDR le 24 mars 1963. [Jean-Jacques Groleau]
8. Ludwig van Beethoven, Fidelio (Abscheulicher)
Léonore fut pour Christa Ludwig un « rôle-limite » : de ceux qu’elle n’accepta de chanter que parfaitement consciente qu’elle pouvait s’y brûler. Elle s’y risqua avec Karajan, qui y avait dirigé sa mère. Cette vidéo de 1963 à la Deutsche Oper fait parfaitement entendre le lyrisme qu’elle mit dans un personnage que de grandes sopranos dramatiques rendent parfois moins sensible. [Sylvain Fort]
9. Johann Sebastien Bach, La Passion selon Saint-Matthieu (Erbarme Dich)
Il est de bon ton, pour les amateurs éclairés de musique baroque, de ricaner bruyamment à l’écoute d’enregistrements anciens de Bach ou Monteverdi. Cette tentation de snobisme inversé, après tant de ricanements venus du camp d’en face, les éloigne pourtant de joyaux. Pour un enregistrement super deluxe de la Passion selon Saint-Matthieu en 1960, Otto Klemperer réunissait Fischer-Dieskau, Pears, Schwarzkopf (!), Gedda (!!) pour près de quatre heures (!!!) d’une fresque solennelle et pesante. Et au milieu : cet Erbarme dich du fond des âges, psalmodié comme la prophétie d’Erda par une Christa Ludwig habitée d’une prescience métaphysique stupéfiante. Ah ! c’est pas avec des voix droites et des cordes en boyaux qu’on aurait droit à ça… [Maximilien Hondermarck]
10. Johannes Brahms, Von ewiger Liebe
Nous vous disions plus haut que la relation Bernstein-Ludwig méritait deux vidéos. Nous nous trompions : elle en mérite trois. Du piano cette fois, Leonard Bernstein peint à fresque un Brahms d’une solennité mystique. Christa Ludwig saisit la perche, et amène cet « ewiger Liebe » vers d’intimitants sommets. Il n’est pas de grand artiste qui ne se connaisse pas soi-même : c’est sa parfaite maîtrise de son timbre et de ses couleurs, de l’assise du bas medium jusqu’au métal d’un aigu scintillant sans être tranchant, qui permet à Ludwig de nous offrir en panoramique cet hymne à l’amour céleste, éternel assurément. [Clément Taillia]
Bonus : Deutsche Volkslieder
Expérience cross-over comme on en fait plus, Christa Ludwig est ici invitée à chanter avec Peter Alexander (pas d’exact équivalent français, mélangez Aznavour, Trenet et Claude François). Au programme : des dialogues niais, des brushings seventies, des rires et applaudissements préenregistrés, le tout dans un décor façon auberge tyrolienne. Est-ce la présence d’une interprète mahlérienne par excellence qui nous donne l’impression de déjà connaître ces petites sucreries que sont les chants populaires allemands que l’on nous sert ? Probablement, puisque les amateurs de lied et de mélodie retrouveront certaines paroles et tournures mélodiques du Knaben Wunderhorn. Mahler est partout, même dans la bouche de Christa Ludwig sur les plateaux télé ! [Alexandre Jamar]