Etape importante, qui occupa Mozart des années 1773 à 79, musique de scène, pas encore tout à fait un opéra, Thamos, bien illustré au disque, est plus rarement mis en scène. Ainsi se souvient-on de la réalisation de Laurence Equiley avec Iannis Kokos (2018), suivie de l’adaptation spectaculaire donnée un an après à Salzbourg, avec René Pape, dans la mise en scène de la Fura dels Baus.
Vice-chancellier de Bohême à Vienne, promis à la direction du Nationaltheater (à en croire Lessing), Tobias Freiherr von Gebler était membre de la loge « Zur gekrönten Hoffnung » (L’Espérance couronnée), à laquelle participait également Pasquale Artaria, l’éditeur. Gebler deviendra Grand-Maître de l’une des deux grandes loges provinciales d’Autriche (« Zum neuen Bund »), organisées par Joseph II. La pièce qu’il écrit, imprégnée de convictions maçonniques, met en scène Thamos, qui va succéder à son père, Ramsès, usurpateur du trône de Menès. Ce dernier réapparaît pour se venger, sous les traits du Grand-prêtre, Sethos. Or Thamos aime Saïs, prêtresse, fille de Menès, Tharsis de son vrai nom, que son père destine à un général félon…. Bien qu’initié des années après, Mozart baignait dans l’atmosphère des Lumières, que diffusait alors Joseph II. Il nous laisse, après remaniement, trois amples chœurs avec solistes et quatre importants entractes, qui préfigurent Die Zauberflöte.
La difficulté d’une restitution visuelle réside dans la traduction de l’intrigue, et la réalisation lilloise n’y échappe pas, qui semble l’ignorer pour la réduire à une « démomification ». Damien Chardonnet, metteur en scène, choisit de placer au centre du spectacle la figure de Saïs, ici une comédienne « performeuse » (Clara Hédouin), objet de toutes les attentions de la vidéo. L’ambition est de « réinventer » le spectacle, en misant sur les projections et le traitement des lumières, le vaste auditorium du Phénix de Valenciennes, choisi pour cette production, étant privé de dispositif scénique approprié.
L’écran, en fond de scène, nous donne une image le plus souvent réduite, difficilement lisible, d’autant que le cadre est obscur. On peine à comprendre ce que signifient ces deux personnages blancs, encagoulés, aseptisés, et cette forme rampante, obscure, féminine. Les projections ne s’accordent absolument pas à la puissance du premier chœur, vigoureux, animé, qui annonce déjà Idomeneo. Le premier entracte nous vaut une scène étrange, où deux thanatopracteurs (ou momificateurs) travaillent sur un corps encore palpitant, qu’ils libèrent de ses bandelettes, avec une précision chirurgicale. La répulsion, l’horreur font mauvais ménage avec la musique de Mozart, primesautière à de multiples reprises. Le dessin des lèvres, des yeux, ajoute à l’ambigüité du propos. La tête s’anime. Ce sera le buste pour le deuxième chœur, grandiose, « Gottheit, über alle mächtig ». Un assistant remplit une baignoire à l’aide d’un jet, puis immerge la momie, non encore débarrassée de tous ses enduits, dans ce bain, tout sauf rituel. La suite est à l’avenant… jusqu’à l’intervention de François Lis, à son pupitre, qui traduit superbement le caractère dramatique de son air. Saïs, car c’est elle, ayant retrouvé une forme humaine, rayonne dans une fin solaire. Au terme de l’ouvrage, on est partagé. Autant les musiciens, instrumentistes et chanteurs, sont extraordinairement engagés pour une restitution remarquable, autant le décalage de la traduction visuelle – malgré la synchronisation – nous laisse perplexe. Ce placage, douteux, loin d’accompagner ou de valoriser l’œuvre, nous en distrait. Une version de concert, avec un comédien résumant chacun des actes au moment opportun aurait permis d’apprécier davantage la qualité réelle de l’interprétation.
C’est d’autant plus dommage que David Reiland, à la tête de l’Orchestre National de Lille, impose dynamisme et clarté. Le Chœur de chambre de Namur, dont on connaît l’excellence dans tous les répertoires, s’y montre sous son meilleur jour. Les solistes, anonymes, sont tout aussi remarquables. Il faut saluer la prouesse du port du masque durant le chant, dont la projection et l’articulation ne souffrent pas trop. S’imposait-il compte-tenu de la distanciation ?
Un essai non transformé, faute d’intelligence et de respect de l’œuvre par sa traduction visuelle.