L’indication « adults only » que le Bolchoï a cru devoir rajouter sous le titre de Salome laissait présager de sulfureuses effervescences ; le choix de Claus Guth pour la mise en scène, lui, après l’aérienne Bohème à l’Opéra de Paris, entraînait l’imagination vers les impossibles. Finalement, la Salomé dont le Théâtre Bolchoï partage avec le Met la mise en scène est moins inattendue qu’on ne s’y pouvait s’y attendre, moins foudroyante aussi, même si elle réserve quelques belles surprises.
La première est sans doute le décor d’Etienne Pluss, dont les deux étages reflètent de façon efficace la duplicité de l’héroïne : à la surface, un intérieur noir, digne d’un manoir anglais, étouffant comme on imagine l’être les Hauts de Hurlevent ; au sous-sol, une profonde cave blanche sur les murs de laquelle les ombres se projettent, magnifiées et effrayantes, dans une esthétique post-expressionniste. Les transitions orchestrales entre les scènes permettent de passer de l’un à l’autre, à la façon d’un ascenseur, avec un suspense terrible au moment de l’apparition de Jochanaan, vivant puis mort. Le dialogue entre le blanc et le noir, dans les vêtements de Salomé comme dans le décor, ainsi que la judicieuse inversion entre la lumière du sous-sol et l’obscurité de l’étage, entretiennent l’ambiguïté inhérente de l’œuvre et de l’héroïne que, dans un décor pareil, on imagine être une Bertha Antoinette Mason de Jane Eyre en devenir. Au fond de la salle, comme pour confirmer la réputation ténébreuse des lieux, des personnages attifés de masques d’animaux, dans ce qui semble être une réminiscence du Rake’s Progress d’Olivier Py, s’agitent…
La danse des sept voiles © Damir Yusupov, Théâtre Bolchoï
La mise en scène de Claus Guth explore également la question de l’âge de Salomé : enfant, adolescente, adulte, ce sont sept Salomé qui apparaissent à tour de rôle lors de la danse des sept voiles, de plus en plus grandes. Cependant, le climax de l’œuvre que constitue cette scène, musicalement foisonnante, s’accompagne ici d’une cérémonie relativement statique, où le suspense des transitions s’évapore ; c’est peut-être l’une des déceptions de ce spectacle.
Sur le plan musical, la réussite surgit de ces caves blanches, où résonne la voix du Jochanaan d’Oliver Zwang. Chant délié, puissante projection, beau timbre, ces qualités procurent au prophète emprisonné des accents mystiques, et sa séduisante interprétation fait pencher la balance du côté du sous-sol… Pourtant, l’étage est assez bien défendu par l’Herodes de Roman Muravitsky : ténor très impliqué dans son rôle, il n’a peut-être pas l’aura d’un prophète, mais son interprétation vive, acérée, donne une forte cohérence au spectacle. C’est d’ailleurs lui que Claus Guth fait mourir, plutôt que Salomé, lorsque le rideau tombe sur une lune blanche noyée de pénombre.
L’orchestre du Théâtre Bolchoï, sous la conduite de son chef Tugan Sokhiev, garde la tête froide tandis que se déroule le drame. Point d’effusion, ni d’excès, la lecture se veut précise, soigneusement articulée, tempérant les ardeurs que semble invoquer le livret. Le son de l’orchestre est rond, clair, le jeu souvent virtuose, notamment lorsque les vents s’enroulent de façon hypnotique, ou que les cuivres retentissent au moment du suicide amoureux de Narraboth. Manquant peut-être de passion dans les premières scènes, la Salomé d’Ann Petersen dispose toutefois d’une forte présence scénique. Elle s’illustre davantage dans les passages d’épanchement amoureux, pleins de soupirs, même si elle est capable aussi de cris d’éclat. Solide et régulière, on regrette seulement de ne pas frissonner en l’écoutant.