Ainsi va la vie d’une production d’opéra, en l’occurrence Madama Butterfly à Bordeaux du 10 au 21 novembre. Souffrante, Karah Son, la titulaire du rôle-titre a été remplacée deux soirs de suite par Céline Byrne qui a réussi l’exploit d’enfiler in extremis le kimono de la geisha. Rétablie ce samedi 19 novembre pour l’avant-dernière représentation de la série, la soprano coréenne effectue son retour sur scène non sans qu’une annonce avant le lever de rideau n’ait signalé son état convalescent. Sans doute faut-il mettre sur le compte de ces circonstances une interprétation altérée par l’insuffisance de la projection dans le grave et le medium. Duos – d’amour, des fleurs – déséquilibrés, texte souvent inaudible, phrasé hésitant… Une moitié de Cio-Cio-San ne fait pas une Butterfly, quand bien même Karah Son apporte au papillon puccinien sa connaissance scénique d’un rôle qu’elle a interprété sur bon nombre de scènes internationales.
D’autant que ses partenaires affichent une santé vocale à décourager un étudiant en médecine de choisir phoniatrie pour spécialité. Riccardo Massi chante main sur le cœur, un Pinkerton peu subtil – le yankee doit-il l’être ? –, le chant ouvert, pas toujours juste mais l’aigu radieux. La jeunesse et la fraîcheur vocale de Virginie Verrez tirent Suzuki vers la jeune fille au pair en séjour linguistique au Japon plus que vers la gouvernante consacrée par la tradition. Son mezzo-soprano, d’une belle égalité sur l’ensemble de la tessiture, gagne en naturel ce qu’il perd en rondeur maternelle. Le ténor de l’excellent Philippe Do paraît presque trop châtié pour traduire l’infame mercantilisme de Goro. L’entremetteur devrait être à Butterfly ce que le serpent Kaa est au Livre de la jungle : sournois, malsain, saumâtre. Vainqueur à l’applaudimètre, André Heyboer offre de Sharpless une interprétation proche de l’idéal, âme noble, grand cœur, grande voix large et charpentée dont le timbre de bronze adopte des couleurs brunes qui siéent à la maturité bienveillante du consul américain.
© Éric Bouloumié
A la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, Paul Daniel renoue avec une phalange orchestrale qu’il a dirigée pendant huit ans, de 2013 à 2021. La complicité entre le chef et les musiciens saute à l’oreille, notamment durant l’intermède du troisième acte d’un lyrisme exaltant, dût la joie des retrouvailles se traduire parfois par un excès de décibels préjudiciable au Chœur à bouche fermé – et moins accessoirement à Karah Son.
Opter pour une révision de la version de Brescia, de trois mois postérieure à celle de la création, à Milan le 17 février 1904, représente un intéressant compromis entre la partition originale et celle jouée aujourd’hui un peu partout dans le monde. L’abjection de Pinkerton, accentuée par plusieurs répliques ensuite supprimées, se trouve tempérée de remords par son air « Addio, fiorito asil » qui ne figurait pas dans la version originale ; et les personnages secondaires apparaissent mieux dessinés, notamment l’ivrogne Yakuside campé avec humour par Jean-Pascal Introvigne.
D’un réalisme éloigné de l’épure à laquelle sacrifient bon nombre de mises en scène, l’approche de Yoshi Oida a le mérite de la lisibilité. Le récit suit à la lettre le livret même si le geste scénique s’avère parfois en décalage avec les intentions musicales – l’apparition de l’enfant, le seppuku final. Deux échafaudages tubulaires, reliés en hauteur par une inutile passerelle, encadrent une estrade représentant la maison de Butterfly. Des paravents tentent de rythmer l’espace, fermé par un rideau jaunâtre et flanqué sur les côtés de deux petites fontaines que l’on croirait achetées chez Natures et Découvertes. Un tel parti-pris esthétique n’aide pas à rendre cette Butterfly inoubliable.
N’en déplaise cependant à l’actuelle municipalité qui, si l’on en juge au discours tenu lors de la dernière conférence de presse parisienne, considère l’opéra comme un art replié sur lui-même – d’où une saison lyrique 2022-23 réduite à la portion congrue –, les dernières représentations affichent complet et le public, représentatif de toutes les générations, applaudit avec enthousiasme les artistes au tomber de rideau.