Cette fois-ci, c’est la bonne. Et même si le Teatro Real présentait encore en novembre la Clémence de Titus des Herrmann, spectacle emblématique à jamais lié à Gérard Mortier, La Ciudad de las mentiras est bien la dernière des créations suscitées par le Gantois durant son mandat à la tête de l’institution madrilène. Il en avait passé commande en 2010 et la partition fut achevée en février 2014, peu avant son décès. Dans cette œuvre qui relève peut-être plus du théâtre musical que de l’opéra, nous y reviendrons, on retrouve curieusement un directeur de théâtre, figure qui était au cœur de la précédente « création Mortier », El Público, d’après García Lorca : il est chargé de mettre en scène un rêve par l’une des quatre femmes sur lesquelles repose le livret élaboré à partir de nouvelles de l’écrivain uruguayen Juan Carlos Onetti (1909-1994). A ce premier fil narratif s’en entrelacent trois autres qui mêlent eux aussi réalité et fiction, car les « mensonges » du titre renvoient à une vie imaginaire que s’inventent les personnages pour mieux affronter une vie décevante. Tel qu’il a été conçu et mis en scène par Matthias Rebstock , le résultat baigne dans une atmosphère assez surréaliste, où se croise l’errance des quatre héroïnes et des quelques hommes auxquels elles sont liées. Tout se passe dans un décor simultané associant plusieurs lieux, le centre étant occupé par le bar où ces messieurs jouent (aux dominos, principalement). A un moment, une figurante, double d’une des quatre femmes, traverse la scène entièrement nue, tandis que des vêtements tombent des ceintres. On a parfois un peu de mal à suivre cette « action », mais c’est apparemment voulu, et les choses deviennent plus claires, ou moins confuses, à la fin.
Née en 1973, disciple de Georges Aperghis, la compositrice Elena Mendoza a délibérément fait le choix d’une esthétique renvoyant au théâtre musical des années 1960, illustré notamment par Mauricio Kagel. Cette volonté se traduit par un type d’écriture qui utilise les instruments traditionnels d’une manière qui est, elle, tout sauf traditionnelle : crissements, éructations et borborygmes sont au programme pour les bois et les vents, le clavier du piano n’est presque jamais utilisé, mais l’on intervient directement sur ses cordes, et l’on frappe l’accordéon au moins autant que l’on en joue. A l’orchestre dirigé en fosse par Titus Engel répond une autre formation plus réduite, disposée dans la loge royale du théâtre, et plusieurs instrumentistes évoluent sur la scène où ils interprètent aussi un rôle comme acteurs (la palme revient incontestablement au Barman virtuose de Tobias Dutschke). Quant au chant, il est finalement assez peu présent, limité à quelques brefs moments : on parle bien davantage, que l’on soit chanteur, acteur ou instrumentiste, et l’on regrette que la voix spécifiquement lyrique ne soit pas davantage sollicitée. Seuls le dernier tableau autorise un peu plus d’expressivité dans ce domaine, avec de beaux résultats notamment dans la superposition des discours de plusieurs personnages. Elena Mendoza déclare bien connaître et apprécier le genre opéra, mais son esthétique semble surtout privilégier le jeu sur les timbres orchestraux.
© Javier del Real
Il est donc assez difficile d’émettre un jugement sur la prestation vocale finalement très limitée des chanteurs, les deux sopranos Katia Guedes et Laia Falcón, le ténor Michael Pflumm et le baryton Guillermo Anzorena (tous les autres membres de la distribution sont instrumentistes ou acteurs). Elena Mendoza étant depuis plusieurs années installées en Allemagne, l’équipe réunie est hispano-germanique, d’où quelques accents exotiques dans les textes déclamés en espagnol. Le parlé confine au chanté dans le cas de l’acteur écossais Graham Valentine, qui adresse à un piano-cercueil une oraison funèbre où sa voix en arrive à se faire musique. Il est sans doute prudent de qualifier de « théâtre musical » La Ciudad de las mentiras, car les amateurs d’opéra, même contemporain, risqueraient d’y rester un peu sur leur faim.