Le festival d’Ambronay ne fait pas les choses à moitié. Lorsqu’il propose une redécouverte comme l’oratorio Il Giona (1689) de Giovanni Battista Bassani (1647-1716), il ne se contente pas d’offrir à son public ces soixante-dix minutes de musique qui pourraient se suffire à elles-mêmes. Non, à la reprise de ce concert donné pour la première fois en juin à l’abbaye de Bonmont, en Suisse, il ajoute une première partie qui est elle aussi tout à fait substantielle, en parallèle avec la tempête qui précipite le prophète biblique dans le ventre de la baleine. Et comme s’il n’était pas assez de ravir les oreilles, il faut aussi envoûter les yeux par une féerie lumineuse, les colonnes et le plafond de la nef de l’abbatiale accueillant des éclairages féeriques aux mille couleurs. Plein les yeux, plein les oreilles, les spectateurs sortent rassasiés d’impressions musicales et visuelles.
Dans la première partie, concoctée par Margaux Blanchard et Sylvain Sartre, co-directeurs de l’ensemble Les Ombres, on n’ira pas chercher une ligne directrice trop stricte : avoir réuni un florilège de pages de Rameau et de Purcell contribue amplement au bonheur de l’auditeur, même si le thème de la tempête est bientôt perdu de vue. Mais comment s’en plaindre lorsque ses deux compositeurs sont servis par des chanteurs au sommet de leur art comme Mathias Vidal et Alain Buet ? Le ténor éblouit une fois de plus par sa maîtrise des nuances, passant sans effort du fortissimo au pianissimo, subitement ou par une gradation subtile, avec un art qu’on admire autant dans sa première intervention, le délicat « L’éclat des roses » des Indes galantes, que dans la dernière, le non moins ineffable « Music for a while » de Purcell. Le baryton n’est pas en reste, avec une expressivité toujours aussi impressionnante, dans la gravité des airs du froid ou de l’hiver comme dans la burlesque du duo Corydon-Mopsa. Les treize instrumentistes des Ombres font merveille dans les pages les plus célèbres des Boréades (une aérienne « Entrée de Polymnie », une énergique Contredanse), et il faudrait pouvoir tous les citer pour saluer l’élégance et l’émotion de leur jeu. Seul le terme de Mise en espace paraît un peu pompeux pour les quelques déplacements des chanteurs, malgré la belle idée de faire entrer, puis sortir les musiciens un par un, sur la pointe des pieds, alors que l’obscurité se fait peu à peu.
Changement assez radical pour la deuxième partie : non plus un collage d’airs d’auteurs variés, mais une œuvre intégrale, et une musique qui n’est plus ni français ni anglaise, mais italienne, et interprétée par un autre ensemble français, Chiome d’Oro, dirigé depuis le clavecin par Pierre-Louis Rétat. Les déplacements ont cette fois plus de sens, et suivent ce qu’on pourrait appeler « l’intrigue » de Giona, même si le fil narratif en est assez ténu. L’oratorio consiste se déroule surtout dans la tête de Jonas, le prophète étant partagé entre les sollicitations de l’Espérance et de l’Obéissance. C’est seulement dans la deuxième partie que le malheureux fuit Ninive en bâteau : lors d’une tempête, le capitaine, curieusement nommé Atrebate (SENS), le désigne comme responsable et le fait jeter à la mer, après quoi vient le fameux épisode de la baleine. Comme souvent à l’époque, le récit principal est confié à un narrateur qui est ici une basse, le monumental Renaud Delaigue, à la voix puissante de l’aigu jusqu’à l’extrême grave, et à la diction particulièrement incisive ; on s’étonne en l’entendant que les ensembles baroques ne fassent pas plus souvent appel à lui. Jonas est un contre-ténor : passé son premier air qui dénonce l’impiété et l’arrogance des puissants, le prophète se révèle un personnage faible, victime des événements, et cette résignation est bien traduite par la douceur du timbre de Maximiliano Baños. Entièrement maîtresse de jeu apparaît l’Espérance de Capucine Keller, tant par les riches couleurs de son timbre fruité et ses qualités d’articulation que par son aisance « scénique », même pour cette version de concert. Alice Kamenezky en Obéissance lui donne fort dignement la réplique, avec une voix un rien plus sombre mais tout aussi agile. Dans le petit rôle du capitaine, le ténor Valerio Contaldo assume la mission d’évoquer le tumulte des eaux dans son air « Si terribile, tant’orribile ». Treize instrumentistes aussi pour Chiome d’Oro, mais répartis différemment : deux fois plus de violons et d’altos, mais ni basson ni percussions, pour une musique qui frappe surtout par la virtuosité qu’elle requiert des chanteurs, Bassani n’évoluant sans doute pas tout à fait sur les mêmes hauteurs orchestrales que Rameau et Purcell.