Des deux Passions de Bach qui nous sont intégralement parvenues, la Saint Jean est sans doute la plus dramatique, à la fois en raison de la concision de son écriture, de l’enchaînement rapide de ses mouvements soudainement coupés par les quelques sublimes airs offrant un instant de méditation au milieu du déferlement des évènements, et enfin du rôle central du chœur qui se hisse en véritable protagoniste. Voilà une œuvre exigeante, bien souvent entendue, et qui demande un investissement entier pour traduire la fresque terrible de la Passion.
D’emblée, la baguette fluide et glissante du chef projette l’auditeur dans une lecture étonnamment distante, où le RIAS Kammerchor, aux effectifs plus que fournis, entonne un premier » Herr, unser Herrscher » confus, aux pupitres peu détachés. Heureusement, les scènes de foule rageuse laisseront le loisir au RIAS de faire plus tard preuve de son investissement. Alors que la formation s’avère relativement plate dans les chorals, les très courtes interventions telles « Nicht diesen, sondern Barrabam », « Wir haben ein Gesetz », « Weg, weg mit dem, kreuzige him » lui permettent d’exprimer avec une précision et une conviction remarquables les déchaînements meurtriers du peuple. Les articulations sont sèches, haletantes, les syllabes attaquées avec ardeur, l’équilibre tourné vers des graves accentuant la noirceur des ensembles.
Témoin et conteur, l’Evangéliste de Christoph Genz a porté de bout en bout la fresque. Le timbre est remarquablement égal sur toute la tessiture, avec des aigus légèrement adoucis ; la diction soyeuse, soucieuse de faire éclore les mots avec finesse. C’est une vision d’une ferveur humble et attristée que le ténor délivre, évitant d’accentuer trop sa partie ou d’insister sur les effets de manches. Certains préfèreront plus de ruptures, d’autres loueront la spiritualité à la fois lumineuse et résignée qu’il confère à son rôle. Ajoutons à cela que Genz entrouvre le discours de nombreuses respirations qui ponctuent avec noblesse et naturel ses interventions. A ses côtés, le Jésus de York Felix Speer use judicieusement d’un timbre profond et résonnant pour doter son Christ d’une gravité sentencieuse. Hélas, l’émission est vague et la compréhension du texte difficile, rendant les scènes de dialogue avec Pilate peu lisibles, tirant le portrait du Christ vers celui d’un homme bougon. Le préfet de Judée, juge malgré lui, est incarné par Konstantin Wolff de manière assez neutre. La voix est posée, stable, tirant sur le baryton avec une projection timide, transformant l’inquisiteur romain en enquêteur bienveillant. Pour les femmes, on remarquera surtout Ingeborg Danz qui bénéficie de deux superbes airs. Si « Von den Stricken meiner Sünden » est dévalé à un tempo pressé où la chanteuse – visiblement mal à l’aise et peu échauffée – s’égare stylistiquement et offre un médium rare et des aigus voilés, le « Es ist vollbracht » en apesanteur, d’une douloureuse poésie à fleur de peau à la maîtrise du souffle totale a constitué l’un des grands moments d’émotion du concert. A ses côtés, sa consœur Anna Kristina Kaapola a remplacé Letizia Scherrer souffrante, mais son timbre acidulé et léger a semblé peu approprié à l’œuvre malgré la délicatesse de son interprétation parfois malmenée par le chef. Ainsi, le « Ich folge dir gleichfalls » est précipité par Rademann qui adopte une battue trop poussive, laissant la désagréable sensation d’une chanteuse en décalage avec la fosse. Enfin, l’on passera pudiquement sur la pauvre performance d’Andreas Weller, au timbre très nasal et au sens de la précision tout personnel.
L’Akademie für Alte Musik était en petite forme, car la phalange a souffert d’un continuo peu inventif (en dépit d’un excellent violoncelliste), et de violes d’amour désaccordées fatales au « Erwäge ». Ces déceptions étaient compensées par la ductilité des hautbois et le halo grainé du contrabasson, instrument que l’on voit hélas trop rarement mais qui, tout comme le serpent, permet de doubler les graves avec une couleur ronde et chaleureuse. La direction de Hans-Christoph Rademann, trop téléologique, n’a pas permis de « visualiser » les épisodes, d’établir une réelle atmosphère sur la longueur, d’évoquer une humanité blessée. Peut-être cela est-il dû à cette manière de progresser l’épée dans les reins, de faire courir l’orchestre au pas de gymnastique, d’obliger chœur et solistes à quasiment se marcher sur les mesures. Pour autant, les scènes du tribunal et de la crucifixion furent tout à fait convaincantes dans leur acharnement insensé. Voilà un chef qui sait enflammer puissamment le chœur, cravache le noyau de cordes, tempête depuis son pupitre. Mais toute la Passion ne se résume pas à ces violentes saccades…
En définitive, c’est une Saint Jean inégale qui souffla sur le TCE et de laquelle l’on retiendra surtout l’Evangéliste sensible de Christoph Genz, et le RIAS Kammerchor soudainement revigoré pour la seconde partie après des débuts décevants. Hélas, la direction de Rademann a manqué de contrastes et de nuances, et le reste de la distribution n’a pas su se hisser au niveau d’inspiration du Cantor lors de ses débuts à Leipzig.