Béatrice, comtesse de Tende, traduite en justice pour adultère par Philippe-Maria Visconti, fut torturée, condamnée à mort et exécutée. Son accusateur n’était autre que son mari, qui avait épousé cette femme plus âgée que lui pour mettre la main sur ses possessions et qui s’irritait de l’influence qu’elle avait conservée sur ses sujets. Giuditta Pasta, la créatrice de Norma, avait dit à Bellini qu’elle aurait souhaité incarner cette figure féminine. Quand Beatrice di Tenda fut créé en mars 1833 à Venise la critique encensa la cantatrice mais l’insuccès fut patent. Il s’en suivit une guerre de communiqués entre le compositeur et Felice Romani, le librettiste, qui se renvoyaient mutuellement la responsabilité du fiasco.
Une chose est sûre : Romani a sans nul doute soigné ses vers et Bellini a sans nul doute cherché à se renouveler après le triomphe de Norma. L’essai de Fabrizio Della Seta publié dans le copieux programme met en relief les aspects révélateurs de cette volonté artistique, dont Verdi s’est peut-être inspiré dans La battaglia di Legnano. Mais il est sûr aussi que le couple central n’est pas assez nettement caractérisé parce que les personnages n’évoluent pas.
L’héroïne, donnée comme une femme mûre parée par sa naissance et son premier mariage d’une aura qui lui vaut la loyauté et l’affection de ses sujets, semble incapable de réagir efficacement à l’hostilité sournoise d’un mari décidé à se débarrasser de celle par qui il a acquis sa position. Ainsi, après avoir dit à son partisan Orombello sa volonté d’en finir avec cette situation et qu’il lui a exposé le plan d’action destiné à mettre le tyran hors d’état de nuire, elle lui demande à quoi il veut l’entraîner. Quand Filippo l’accuse publiquement d’adultère sa défense consiste à répéter le nom de son mari que ses mensonges déshonorent. Quand on la voudrait véhémente ou indignée elle semble incapable de sortir du bon ton ou seulement pour de brefs élans. Filippo n’est pas un caractère plus défini : voué à l’antipathie du public parce qu’il est ingrat, menteur et cruel, il semble éprouver des velléités de regrets et sur le point de retrouver le sens moral avant d’y renoncer abruptement.
L’autre couple, celui dont l’action ou les bévues précipiteront le drame, reste d’une convention qu’un rien pourrait rendre comique : Agnese croit qu’Orombello soupire pour elle et quand elle découvre son erreur elle décide de se venger, Orombello ne comprend pas grand-chose à la psychologie féminine puisqu’à deux reprises il s’épanche et chaque fois c’est mal à propos.
Ces faiblesses de l’œuvre posent sans doute des problèmes d’interprétation. La Beatrice de Giuliana Gianfaldoni est d’une dignité impeccable, et est irréprochable sur le plan technique, mais en apparaissant d’emblée comme exténuée par la guerre d’usure que lui mène son mari, la cantatrice se condamne à délivrer un chant pour nous beaucoup trop lisse. Comme la voix ne nous semble pas riche d’harmoniques ni de couleurs, la qualité des aigus, des piani et des sons filés n’a pas suffi à notre bonheur, quand elle a ravi certains dont le visage exprimait une extase incrédule qu’ils ont ensuite bruyamment extériorisée. Sa rivale supposée, après l’échec de son marivaudage avec Orombello, devrait exprimer avec force son ressentiment ; la voix de Theresa Kronthaler nous est parvenue dépourvue de l’intensité propre à rendre crédibles les mauvais sentiments exprimés. C’est en fait dans la dernière partie, quand Agnese exhale ses remords et son repentir, qu’elle a atteint son meilleur.
Biaggio Pizzuti a incarné avec une autorité vocale croissante cet ambitieux arrivé au pouvoir par une femme, pour culminer dans le soliloque où entre souvenirs et doutes il semble irrésolu avant de choisir sous la pression des évènements extérieurs. Du courageux mais étourdi puis malheureux Orombello Celso Albelo donne une image nuancée, avec nous a-t-il semblé un souci particulier de ne pas pousser plus que nécessaire la puissance claironnante de ses aigus. Joan Folqué complète efficacement et agréablement les rôles solistes en étant successivement Anichino, l’ami d’Orombello et Rizzardo, le frère d’Agnese et le confident de Filippo, d’une voix bien timbrée.
Des louanges sans réserve pour le chœur du Teatro Petruzzelli de Bari, qui exécute très proprement les importantes interventions que la partition lui réserve. Les mêmes compliments iront aux musiciens qui ont semblé particulièrement satisfaits de travailler à nouveau avec Michele Spotti, venu remplacer Fabio Luisi, empêché par la Covid. Si nous sommes un peu réservé, c’est qu’après un prélude magnifique de clarté dans le dosage de la progression rythmique et de l’intensité sonore le jeune chef a opté pour une dynamique que nous avons perçue comme ralentie. L’intention était peut-être de créer un climat hiératique autour d’une héroïne dont le final consacre l’ascension à la sainteté, dans ce pardon qu’elle accorde à Agnese, à Orombello qui sous la torture a confirmé qu’elle était coupable, et même à son bourreau de mari. Force est d’avouer que nous avons trouvé cette lenteur plus languissante que fascinante.
A l’entracte la remise du prix Rodolfo Celletti 2022 à celle qui sur la scène du Palais Ducal fut Adalgisa en 1977 donna au président de la Fondation Paolo Grassi, l’éloquent Franco Punzi, l’occasion de rappeler ce que le théâtre lyrique devait à la récipiendaire, la glorieuse Grace Bumbry. Aussi soucieuse que la reine d’Angleterre de ne pas s’exposer en marchant avec une canne, c’est dans un fauteuil qu’après avoir remercié en italien un prix qui, dit-elle, l’honore, elle a accueilli avec bonhomie les hommages et les déclarations d’amour que maints spectateurs sont venus déposer à ses pieds.