Il faut une certain dose de courage pour débuter un album de récital, qui plus est pour un major du disque, avec l’opus 2 de Berg. L’incertitude tonale y est déjà la règle, l’ambiance angoissante au possible, et le thème des poèmes (le sommeil) n’est pas du genre à fédérer un large public. Voilà 25 ans que Matthias Goerne a éclos sur la scène internationale, avec son Papageno de Salzbourg et son album Schumann enregistré avec Vladimir Ashkenazy chez Decca, et ce choix confirme ce que nous savions de lui : il est l’homme qui refuse toute compromission artistique, avançant d’un pas ferme vers son idéal, indifférent aux modes et au succès. Qu’il commence son troisième album chez Deutsche Grammophon avec un compositeur de la seconde école de Vienne n’a rien de surprenant, surtout qu’il excelle à faire ressortir le lyrisme qui se cache derrière l’aridité de l’écriture bergienne, et qui s’incarne avec autorité dans cette voix de bronze, dont rien ne peut altérer l’émail sombre. D’emblée, Daniil Trifonov s’affirme comme un partenaire à part entière. C’est que le Lied chez Berg requiert deux musiciens à égalité de talent, et le pianiste excelle à poser les rares jalons qui permettront à l’auditeur de ne pas se noyer complètement dans ce brouillard harmonique et mélodique, si plein de charme.
Nous le disions en ouverture, c’est Schumann qui a marqué les débuts de Matthias Goerne au disque. Plus de deux décennies après son premier Dichterliebe, Goerne revient à l’œuvre avec, si c’est possible, encore plus de concentration, de profondeur et de sens de la rhétorique. Les moyens sont toujours aussi amples, mais la façon de creuser le sillon expressif est enrichie par des années de carrière et la fréquentation de l’opéra, dont la théatralité revient par exemple dans un « Ich grolle nicht » à faire trembler les murs. Non, le Lied chez Schumann n’est pas que tristesse pâmée ; toutes les émotions viriles y ont leur place, et Goerne l’a magnifiquement compris. A nouveau, c’est plaisir d’entendre un virtuose de la trempe de Trifonov s’attaquer aux parties de piano. Il n’est certes pas le premier parmi les maitres du clavier à accepter ce rôle d’accompagnateur, mais son rubato et la variété de son toucher font merveille. A plusieurs moments, on sent que c’est lui qui inspire au chanteur ses nouvelles idées.
Les Michelangelo-Lieder de Wolf sont parfaits, que ce soit au niveau du style, de l’expression ou de l’accompagnement. Mais nous avouerons ne pas y trouver le meilleur du compositeur, qui se montre un peu paralysé par le sérieux de l’enjeu, et loin de la mobilité offerte dans ses cycles italien ou espagnol. Chostakovitch constitue, sauf erreur, la premiere incursion de Goerne dans le répertoire russe. Les conseils de Trifonov ont sans doute été précieux pour pénétrer l’esprit de ces pièces, si éloignées du romantisme allemand qui est le pain quotidien du baryton. Seuls trois morceaux ont été sélectionnées : Dante, La Mort et La Nuit. L’auditeur russophone trouvera sans doute à redire à la prononciation, mais la désolation d’un artiste au soir de sa vie, qui se rend compte qu’il n’est pas parvenu à atteindre son idéal, est rendue avec un réalisme cru.
On a gardé le meilleur pour la fin, avec les Vier Ernste Lieder de Brahms, qui marqueront durablement une discographie pourtant abondante. Dans ces ultima verba du compositeur, Matthias Goerne a trouvé son terrain d’élection. Il choisit de faire ressortir la parenté musicale et spirituelle avec le Requiem allemand, écrit 30 ans plus tôt, et d’accentuer le réconfort que Brahms reçoit à l’approche de la mort. Loin des interprètes qui ont voulu mettre en évidence l’amertume de ces pages, la plus célèbre étant Kathleen Ferrier. Tout le moelleux que peut donner le chanteur, et Dieu sait s’il en a, fleurit dans une sorte de bel canto germanique, qui confère à « O Tod, wie bitter » l’allure d’une berceuse rien moins que funèbre ; ce sont les portes du ciel qui s’ouvrent, ou en tous cas un anéantissement bienheureux qui s’annonce. « Denn es gehet » et « Ich wandte mich » réjouissent par la variété de leurs climats, tandis que « Wenn ich mit Menschen » est un baisser de rideau saisissant, qui nous laisse à la fois éberlué et serein. Oui, mille fois oui, Goerne et Trifonov ont eu raison de suivre leur voie artistique et de choisir un programme qui, s’il est difficile, récompense l’auditeur de la plus belle des façons. Sénèque avait raison : « Une chose sérieuse est une vraie joie. »