La rumeur, bien avant internet, pouvait avoir des effets aussi ravageurs, particulièrement lorsqu’elle était abondée par une puissance hostile et belliqueuse. « …Voilà comment juge la populace (… ) La mort, comme un cyclone, emporte le fiancé… Ici encore une rumeur perfide m’accuse d’avoir fait de ma fille une veuve, moi, moi, malheureux père ! … personne ne meurt plus dont je ne sois le secret meurtrier. C’est moi qui ai hâté la fin de Feodor. C’est moi qui ai empoisonné ma sœur, l’humble tsarine-nonne… Toujours moi ! Hélas ! Je sens que rien sur terre ne peut apaiser nos chagrins, rien, rien…Sinon la conscience, peut-être, qui, pure, triomphera de la méchanceté et de la sombre calomnie » s’interroge Boris Godounov. A-t-il commandité le crime du tsarévitch ? Le témoignage de Pimène (extraits de la scène V, reproduits plus loin) accrédite sa culpabilité, mais les monologues de Boris, faisant suite à la relation des faits par Chouisky , ne sont en aucun cas un aveu. Le livret de l’opéra est plus ambigu où le tsar délire, accablé par la vision de l’enfant mort. Qu’y a-t-il d’historiquement fondé dans le chef-d’oeuvre de Moussorgski ?
Boris Godounov est la traduction d’une réalité historique, telle que connue au temps de Pouchkine : tout, ou presque, y est conforme à ce que l’on prenait alors pour la vérité, du prologue où il s’est retiré au couvent de Novodievitchi, de son couronnement, du mariage projeté de Xenia au prince du Danemark, des ambitions polonaises à l’abdication en faveur de son fils et au dénouement. Dans sa « Comédie du malheur présent de l’Etat de Moscovie, du Tsar Boris et de Gricha Otrepiev » (premier titre de Boris Godounov), Pouchkine peint une ample fresque plus qu’un héros : les 23 scènes n’ont de relation qu’à travers la course au pouvoir de tous les protagonistes. Rappelons que l’auteur dut attendre six ans avant que la censure l’autorise à publier son drame, qu’il ne vit pas jouer, la première mise en scène datant de 1907.
Pouchkine connaissait bien les tomes X et XI de l’Histoire de l’Etat russe de Nicolas Mikhaïlovitch Karamzine (1765-1826), ami de la famille du poète, auquel il dédie son drame. Tous les personnages auxquels il rend vie en sont issus. Si Varlaam et Missaïl ont accompagné Grigori à la frontière, nulle trace de Pimène, le moine-chroniqueur, sorti opportunément de l’imagination du poète. Depuis, la recherche historique a considérablement progressé et les documents abondent, qui remettent en cause certaines affirmations. L’histoire, on le sait, est souvent au service d’un régime, d’une idéologie, d’une dynastie. Celle des Romanov ne pouvait qu’accréditer l’accusation d’infanticide, et les historiens, attachés au pouvoir, ont érigé en vérité ce qui n’était qu’une hypothèse.
L’histoire de ce temps était riche en crimes, plus odieux les uns que les autres. Ivan le terrible eut trois fils de ses sept femmes. Il tua le premier dans un accès de colère, le deuxième était débile (Feodor Ier) et le troisième, né d’un autre lit, âgé de deux ans à la mort du tsar, fut envoyé avec sa mère – par le clan qui entourait Feodor – dans un couvent dont il ne sortira pas. D’autre part, les imposteurs revendiquant le trône russe se comptaient par dizaines durant ce siècle tourmenté. Enfin, les superstitions, la croyance dans les miracles, encouragée par une Eglise qui constituait le ciment de l’empire, jouaient un rôle majeur, comme le drame et le livret en font état.
Boris Godounov © DR
Boris est un noble d’ascendance tatare – ses ancêtres avaient servi les princes moscovites dès le XIVe siècle – chambellan, commandant de la garde du palais d’Ivan le Terrible. A vingt ans, il avait épousé la fille du favori du tsar, Grigori Belski-Skouratov, dit Maliouta, chef des Opritchniki, garde personnelle et police secrète du souverain. Ivan avait marié la sœur de Boris à son fils héritier, Feodor Ier. Simple d’esprit, ce dernier sera incapable d’exercer le pouvoir et la régence assurée par Boris Godonov. A la mort sans héritier de Feodor Ier, le 7 janvier 1598, aucune des familles pouvant prétendre au trône ne fait acte de candidature, affaiblies par les règnes d’Ivan et de son successeur. Ancien régent, premier ministre, assurant la réalité du pouvoir depuis dix ans, Boris se fait élire puis couronner tsar en septembre 1598. Son règne s’inscrit dans la continuité de celui d’Ivan : renforcement de la puissance au travers d’alliances, défense des frontières, colonisation de la Sibérie, affaiblissement des grands féodaux, soutien de l’église orthodoxe (le patriarcat de Moscou est décrété sous son autorité). Bien que dépourvu de légitimité dynastique, il est considéré comme un souverain progressiste et soucieux de la prospérité de son pays, malgré les troubles qui marquèrent la fin de son règne, alimentés par une grande famine (1601-1604). C’est alors qu’un aventurier, moine défroqué, Gregori Otrepiev, prétendant être le frère de Feodor Ier (le tsarévitch Dimitri, mort dans des circonstances controversées, dont on reparlera), soutenu par Sigismond III, roi de Pologne, et son clergé catholique romain, prend la tête d’une armée de mercenaires qui marche sur Moscou. La contre-offensive des troupes du tsar, après un échec à Novgorod-Sevreski, écrase l’envahisseur un mois plus tard. Si Otrepiev fuit, le peuple, affamé, va le soutenir. Boris meurt à 55 ans, subitement, le 13 avril 1605. Mort naturelle, empoisonnement, nul ne sait. Moins de deux mois plus tard, Otrepiev, le faux Dimitri, prend Moscou et évince Feodor II, le jeune fils de Boris, massacré à seize ans. Son règne, sous la tutelle des Polonais, dure moins d’un an, il périra tué au cours d’un soulèvement des Moscovites. S’ouvre ainsi une période sombre (le temps des Troubles). Le représentant des intérêts de la caste des boyards, le prince Vassili Chouisky – « le rusé courtisan » (Pouchkine) – lui succédera, jusqu’au 27 juillet 1610. Livré par les Moscovites, il abdique pour mourir captif en Pologne. Entretemps, était survenu un second faux Dimitri, une fois encore soutenu par les Polonais. Ce n’est qu’en 1612 que l’armée chassera ces derniers de Moscou pour installer le premier Romanov sur le trône. Il était lui-même fils du futur patriarche Philarète, qui avait joué un rôle actif dans la lutte contre Boris, puis contre les Polonais. La dynastie ne s’éteindra qu’en 1917, comme on sait.
Si l’action politique de Boris est bien connue, son caractère l’est moins. Il est dépeint – notamment par les ambassadeurs – comme affable, dépourvu d’instruction, mais l’esprit vif, éloquent, rusé, impulsif et rancunier, cultivant l’apparat, bien que lui-même de mœurs modérées.
Le demi-frère de Feodor Ier, Dimitri, relégué avec sa mère dans un couvent d’Ouglitch (à 150 km au nord de Moscou, sur la Volga), est mort le 15 mai 1591 dans des circonstances mystérieuses. Maria Nagaïa, sixième ou septième femme d’Ivan le Terrible, était considérée comme illégitime par l’Eglise orthodoxe, qui n’admettait pas plus de deux mariages. Le titre même de tsarévitch était contesté à Dimitri. La population, en proie à une agitation chronique, aurait accrédité la rumeur que relate Pimène dans le drame de Pouchkine : « …Toute la ville est là. Je regarde : le tsarévitch égorgé gît par terre (…) le peuple se déchaîne, traine à terre la mamka, une traitresse impie. Soudain paraît, furieux, pâle de rage, ce Judas de Bitiagovski. « Voilà le scélérat ! » clame toute la foule. En un clin d’œil il est exécuté. Le peuple alors se lance à la poursuite des trois meurtriers qui fuyaient. Les scélérats furent pris dans leur cachette, puis on les conduisit auprès de la dépouille, tiède encore, de l’enfant. O miracle ! le mort tout à coup tressaillit ! « Avouez ! » leur crie la foule. Et sous la hache, épouvantés, les scélérats avouèrent et nommèrent Boris ». Ceci, c’est le théâtre, fondé sur la chronique écrite pour les Romanov. La réalité, documentée, semble toute autre : épileptique, Dimitri se serait mortellement blessé avec un couteau, au cours d’une crise. Telle est la conclusion de la commission d’enquête, dont la composition par Boris semblait impartiale, présidée par Chouisky. Les recherches, modernes, de l’historien Platonov tendent à innocenter Boris. Selon lui, à la date de la mort de Dimitri, le meurtre ne présentait guère d’intérêt pour Boris et paraît invraisemblable.
L’histoire est complexe et ambigüe.
Bibliographie
- Durand-Cheynet, Catherine, Boris Godounov et le mystère Dimitri, Paris, Perrin, 1986 ;
- Gonneau, Pierre, Boris Godounov et le faux Dimitri, in l’Avant-Scène Opéra n°191 (juillet-août 1999), pp. 108-114 ;
- Heller, Michel, Histoire de la Russie et de son empire, traduction du russe de Anne Coldefy-Faucard, Paris, Flammarion, 1997 ;
- Mourre, Michel, Dictionnaire encyclopédique d’histoire, Paris, Bordas, 1978-1983 (2de éd.).