Relecture quasi intégrale de toute l’histoire de l’opéra sous le prisme de la question de l’incertitude des sexes, Genre et opéra est une somme impressionnante d’érudition qui fascine et qui, à la fois, intimide un peu. C’est dès lors un livre qui se lit lentement : loin de se cantonner à une analyse des grands titres du répertoire, Louis Bilodeau mobilise une quantité déroutante d’œuvres dont certaines nous étaient jusqu’alors inconnues (sans compter les œuvres perdues qu’on ne connaît qu’indirectement). On se perd alors à chercher, écouter, regarder, réfléchir. Loin d’être un livre fermé sur lui-même, Genre et opéra est donc avant tout une invitation à la découverte. Son auteur n’y défend d’ailleurs aucune thèse : les œuvres parlent d’elles-mêmes et on est surpris par la quasi-absence d’interprétation dont elles font l’objet (les rares notes de bas de page servant le plus souvent à asseoir l’autorité d’une réflexion s’éloignant un peu de la lettre des livrets ou des faits indiscutés).
Même si l’on ne perçoit pas de parti pris apparent, il semble que l’ouvrage de Bilodeau constitue une forme de troisième voie – celle de la nuance – entre deux positions plus radicales : celles de Catherine Clément et de Hélène Seydoux. Dans L’Opéra ou la défaite des femmes (1979), la première présente l’opéra comme la mise en scène systématique du destin tragique des femmes. Si le propos est loin d’être absurde, force est de constater qu’il ne vise que la production des XIXe et XXe siècles, oubliant ainsi plusieurs siècles de production lyrique. La seconde, en revanche, dans Laisser couler mes larmes, réédité en 2004 sous le titre Les Femmes et l’opéra, envisage l’opéra comme un grand éloge des femmes où les héroïnes, qu’elles soient gagnantes ou perdantes, sont constamment magnifiées. Louis Bilodeau, au contraire, met en avant l’immense variété du traitement du sujet, sans du reste le réduire à la question de la représentation des femmes : la réalité est en effet plus complexe (et, dès lors, plus intéressante) que la binarité des sexes (ce que suggère d’ailleurs le titre de l’ouvrage). Et même au XIXe siècle ou prévaut ladite « binarité des sexes », la musique se joue des catégories : Pauline Viardot crée Orphée (Berlioz), dépassant la question de l’opposition du masculin et du féminin puisque ce personnage masculin chanté par une femme constitue plutôt un « être hors normes à la lisière de l’humanité et de la divinité qui fait communiquer entre eux le monde des vivants et celui des morts » (p. 191).
Dès les premiers temps de l’opéra, travestis et castrats bousculent la binarité selon des codes et des modalités variables dans le temps et l’espace. La représentation des sexes y est elle-même envisagée différemment selon les époques – sans qu’il soit possible de dégager des règles absolues. Si l’on sort du contenu même des œuvres, la place des femmes ou de l’homosexualité (pour ne prendre que ces deux exemples) dans l’espace de la création (livrets, composition, direction d’orchestres ou de théâtres…) et la société, la « fonction » de l’opéra (être un art « viril » ou « tendre ») soulèvent encore de nombreuses questions dont l’auteur n’a pas manqué de se saisir, toujours à l’aide de faits précis.
Genre et opéra se présente comme une histoire de l’opéra envisagée sous un certain angle. À cet égard, le traitement chronologique du sujet offre une vue classique mais très claire de la question. Il permet en particulier de souligner l’absence de toute téléologie. L’histoire n’est pas linéaire mais est faite d’incessants mouvements, d’allers-retours, d’essais, de tentatives d’affirmations d’abord, puis, dans le meilleur des cas, de consécrations (pensons à Britten). La division en chapitres courts et thématiques offre un confort de lecture appréciable. Une bibliographie sélective fournie – répartie en trois catégories : l’opéra et les questions de genre, les castrats et l’identité sexuelle – et un index des noms donnent au lecteur l’occasion de poursuivre son immersion dans la grande aventure de l’opéra qui, à bien des égards, éclaire les complexités du réel et peut, dès lors, peut-être aider à mieux l’appréhender.