Le projet avait de quoi surprendre : qu’allait donner ce duo improbable entre Dmitri Hvorotovsky, séducteur au sourire ravageur et beau ténébreux, formidable bête de scène, voix puissante et chaleureuse, et Evgeny Kissin, éternel enfant prodige introverti, génial pianiste s’il en est ? Il est vrai cependant que ce n’était pas la première fois qu’un pianiste de concert de renommée internationale accompagnait un chanteur : Alfred Brendel l’avait fait pour Dietrich Fischer Dieskau dans « Winterreise » et, plus près de nous, il y a quelques années Leif Ove Andsnes et Ian Bostridge avaient livré une interprétation mémorable de la même œuvre.
Cependant, il faut bien reconnaître que les personnalités composant les duos en question gravitaient malgré tout dans la même sphère, celle infinie et protéiforme, du lied schubertien.
A Pleyel, ces deux artistes d’exception, même réunis dans leur « russitude », venaient a priori d’univers assez éloignés et possédaient des tempéraments plutôt opposés.
Et pourtant, dès leur entrée en scène, à les voir tous deux habillés sobrement de noir, sans cravate, ni smoking, Dvorotovski auréolé de sa crinière d’argent d’éternel séducteur et Kissin de sa tignasse ébouriffée d’adolescent, il était clair que l’hypothétique osmose allait se concrétiser et le miracle s’accomplir sous nos yeux éblouis.
A tout seigneur tout honneur, toute la première partie du concert est consacrée à Tchaïkovski, maître incontesté du romantisme russe, tour à tour mélancolique, enflammé, malicieux même : « Pimpinella », (chanté en italien,) séducteur : « Sérénade » et conquérant : « La Sérénade de Don Juan ». La voix saine, ample et sensuelle du baryton en épouse avec aisance, souplesse et autorité les contours et les nuances, pendant que Kissin, très attentif, veille au grain, « chante » avec lui parfois et tire du piano des sons souvent dignes d’un orchestre.
Au cours d’une récente émission sur France Musique, le pianiste avait beaucoup parlé de sa passion pour la poésie de son pays, il est vrai admirablement mise en valeur dans ce concert. On sent qu’il prend pratiquement autant de plaisir à murmurer les textes qu’à jouer la musique qui les porte, plaisir qu’il communique aussi bien à son partenaire – qui le lui rend bien – qu’au public, qui applaudit à tout rompre après chaque mélodie.
Rien d’étonnant à ce que les deux interprètes, portés par le même lyrisme, donnent de ces oeuvres une lecture exemplaire. Hvorotovski n’est-il pas un Oneguine d’exception ? Et la qualité de son italien – Pimpinella – est là pour nous rappeler son affinité profonde avec le répertoire d’opéra chanté dans cette langue : Mozart, Rossini (Figaro du Barbier), et Verdi surtout.
Après l’entracte, les mélodies de Medtner et de Rachmaninov baignent dans un univers plus contemporain. Cependant Nicolaï Medtner, compositeur et pianiste d’origine russe exilé a Londres, à qui Rachmaninov avait déclaré « Vous êtes à mon avis le plus grand compositeur de notre époque », avouait sa passion pour Goethe et Pouchkine. Et l’on retrouve chez ces deux compositeurs autant de lyrisme et de passion à travers des thèmes comme la mélancolie, l’amour souvent malheureux et la contemplation admirative de la nature que dans ceux privilégiés par des maîtres plus anciens.
Toutefois, le piano est incontestablement plus présent – qui s’en plaindrait avec un artiste aussi prodigieux que Kissin – lui aussi passionné et lumineux, comme transfiguré – surtout chez Rachmaninov, bien sûr.
Une fois de plus, le tamdem fait merveille, Hvorotovsky paraissant encore plus en voix dans ce répertoire qui semble littéralement lui coller à la peau et met particulièrement en valeur sa générosité et son charisme. Grand triomphe, « standing ovation », interpellations en russe, « spassiba » fusant de toutes parts. Pourtant la salle n’était pas pleine, ce qui peut surprendre, étant donné la rareté des concerts de musique russe à Paris et en particulier de mélodies (Le récital d’Olga Borodina au Châtelet avait été annulé l’an dernier). Il est vrai aussi que cette soirée – donnée dans le cadre du cycle « Les Grandes Voix » – avait été annoncée assez tardivement par rapport au reste de la programmation.
Il n’empêche que le public était là et bien là et comme chauffé à blanc – il y avait de nombreux russes dans la salle. Face à son enthousiasme, les deux comparses offrirent trois bis : « Le silence de la nuit » de Rachmaninov, belle mélodie aux couleurs sombres et mélancoliques le « Credo » de Iago de l’Otello de Verdi, où explosèrent de manière extraordinaire le génie interprétatif, la puissance magnétique de Hvorotovski et la virtuosité de Kissin, transformé en orchestre. Et pour finir, le superbe arioso de Robert dans Iolanta de Tchaïkovski, opéra que le baryton avait chanté il y a quelques années en version de concert au Théâtre du Châtelet.
Malgré les « spassiba » et le délire du public toujours debout, « Dima » comme l’appellent les intimes, donna, avec un dernier sourire enjôleur, le signal de la fin de cette incroyable soirée…
Spassiba, messieurs, spassiba…
Signalons que le prochain concert de la série des « Grandes Voix » aura lieu le 15 novembre prochain au Théâtre des Champs Elysées, avec Elina Garanca et qu’ Evgeny Kissin reviendra à Paris pour un récital, également au TCE, le dimanche 18 janvier 2009.