Giuseppe Verdi (1813-1901)
Luisa Miller
Opéra en trois actes
Livret de Salvatore Cammarano d’après le drame de Friedrich Schiller Kabale und Liebe (1784)
Création à Naples au Teatro San Carlo le 8 décembre 1849
Production de l’Opernhaus de Zurich, Première le 18 avril 2010.
Luisa Miller, Barbara Frittoli
Federica, duchessa d’Ostheim, Liliana Nikiteanu
Laura, Agnieszka Adamczak
Il conte di Walter, Laszlo Polgár
Rodolfo, suo figlio, Fabio Armiliato
Wurm, castellano di Walter, Ruben Drole
Miller, vecchio soldato in ritiro, Leo Nucci
Un contadino, Alejandro Lárraga
Mise en scène et régie : Damiano Michieletto
Dramaturgie : Christian Kipper
Décors : Paulo Fantin
Costumes : Carla Teti
Lumières : Hans-Rudolf Kunz
Luzerner Sinfonieorchester
Direction : Massimo Zanetti
Zurich, Opernhaus, 18 avril 2010.
Sang d’encre
Après avoir donné un superbe Corsaire en novembre dernier, l’Opernhaus de Zurich ressuscite de nouveau une œuvres négligée de Verdi avec cette fois-ci la trop rare Luisa Miller, un opéra pourtant majeur dans la carrière du compositeur. Composée à peine un an après le Corsaire,cette œuvre de transition entre les années de galère et la phase de maturité se révèle aussi passionnante qu’Ernani ou Macbeth et annonce la plupart des thèmes (à la fois obsessionnels, musicaux et dramaturgiques) des opéras à venir. Le personnage de Luisa et son sacrifice évoquent Violetta, certains récitatifs novateurs laissent entrevoir Otello et jusqu’à Falstaff. On ne peut que se réjouir de cette initiative d’un théâtre cohérent en matière de programmation.
Comme pour le Corsaire, la mise en scène a été confiée à Damiano Michieletto , décidément très à son aise quand il s’agit d’actualiser une action supposée ancrée narrativement au xviie siècle ou au xviiie, du temps de Schiller, sans oublier les années 1840 de la composition de l’opéra. La mise en scène intemporelle s’inscrit dans un décor à la fois simple et complexe sublimé par des costumes signés Carla Teti qui évoquent les trois siècles précédemment cités. L’histoire est aussi simple qu’épouvantablement dramatique : Luisa Miller aime Rodolfo dont elle apprend qu’il est le fils du comte, donc inaccessible à la villageoise qu’elle est. Pour empêcher leur union, Wurms, l’intendant du château, force Luisa à écrire une lettre où elle affirme ne convoiter Rodolfo que par ambition alors qu’elle est en réalité attachée à Wurms. Parce que son père est emprisonné et menacé de mort, Linda va écrire la lettre fatale. Rodolfo, fou de rage, l’empoisonne après avoir lui-même bu le breuvage mortel. Quand Luisa lui révèle avant de succomber qu’ils sont tous deux victimes de Wurms, Rodolfo réussit à tuer son rival avant d’expirer à son tour.
Pour mettre en valeur ce qui me semble être l’obsession principale de Verdi, à savoir les rapports parents/enfants et plus particulièrement père/fille (ces scènes sont poignantes, bien plus développées que les duos amoureux), Damiano Michieletto a l’idée de nous montrer deux enfants qui sont les doubles des héros et quelque part, montrent que ni Rodolfo ni Luisa n’arrivent à s’affirmer en tant qu’adultes responsables devant leurs pères respectifs. Tous deux restent confinés dans un rôle de mineurs dépendants de la volonté d’autrui et de l’ascendant du géniteur. Belle idée, mise en valeur par un décor ample et en retrait. Paulo Fantin a conçu un mur séparé en deux parties agencées en miroir : une moitié noble, l’autre paysanne, d’un intérieur où les lits et chaises sont ceux du château ou de la maison villageoise, avec beaucoup d’efficacité. Au centre de la scène tournante régulièrement en mouvement (et obligeant les chanteurs à déambuler pour rester face au public, ce qui dynamise l’action avec des moyens simples), quatre ailes posées à terre, planchers de salles du château ou de la bâtisse simple des Miller avec pièce principale ou chambre surmontée d’un lit. Le tout comme mu par des ailes d’un moulin géant ou d’une roue de la fortune qui emmènerait inexorablement les protagonistes vers leur fin tragique. Des projections vidéo surgissant des portes ouvertes symbolisent les affres des différents protagonistes. Les murs seront au final recouverts d’une encre bleue dissoute en superbes volutes, toujours par projection, matérialisant les larmes ainsi que le poison qui s’infiltre insidieusement mais inexorablement dans le corps des amants malheureux. Une fois de plus, Damiano Michieletto nous offre une mise en scène intelligente, élégante et sémantiquement riche dont l’intemporalité sert l’œuvre.
L’interprétation, de haut vol, est en adéquation avec les tessitures exigées par l’écriture de Verdi. Barbara Frittoli est une superbe Luisa, avec beaucoup d’expressivité dans le chant et une force dans l’émission impressionnante notamment dans les parties dramatiques. Ses qualités de tragédienne renforcent la justesse et l’efficacité de son chant. Liliana Nikiteanu est davantage en retrait dans le rôle de Federica, mais cela tient essentiellement à son personnage peu développé. Sa prestation est tout en finesse et en retenue ; tout juste si on pourrait lui reprocher de ne pas être suffisamment excessive dans la jalousie et la rancœur. La jeune Agnieszka Adamczak remporte un beau succès dans le petit rôle de Laura, l’amie de Luisa. Voilà une personnalité à suivre. Pour les hommes, le plaisir est tout aussi intense ; tout d’abord, on retrouve avec bonheur Leo Nucci, dont le charisme et la technique transcendent le rôle de Miller, père qui se ronge les sangs devant les malheurs de sa fille qu’il essaie vainement de défendre de toute la force de son amour et de son inutile protection. Le public, éperdu, lui a assuré un triomphe qu’on lui concède bien volontiers. Laszlo Polgár est un comte visuellement parfait : noblesse, élégance aristocratique corporelles avec les équivalents vocaux, mis à mal dans les notes les plus aiguës, malheureusement, mais quels justesse, moelleux et velouté dans les graves. Ruben Drole est un Wurm visqueux et vermisseau néfaste à souhait. Quelle trouvaille géniale, d’ailleurs, que le nom de ce personnage : « Wurm » signifie en effet « ver » en allemand ; il faut entendre sa victime malheureuse ou son rival éructer ou vomir son nom… Sa voix est moins sournoise que son apparence, mais juste et ample. La palme revient à Fabio Armiliato, époustouflant ténor qui aurait pu être parfait en Rodolfo. Au cours du finale du premier acte, néanmoins, sa voix a malencontreusement craqué sur un aigu. Après la pause, on nous a annoncé avec humour qu’il avait eu un « crapaud dans le gosier » mais que les médecins avaient réussi, à grands renforts de médicaments, à calmer son indisposition. La fin de l’opéra a dû lui être particulièrement pénible et physiquement bien éprouvante, mais il a assuré une prestation de haut vol, même si la tension dans sa voix était sensible et a vaguement gâché l’émission d’un chant remarquablement riche. Il est à noter globalement la belle harmonie sonore de l’accord de toutes ces voix, toujours justes dans les ensembles.
Quant à l’orchestre, il est dirigé avec ferveur par Massimo Zanetti qui parvient à un bon équilibre sonore entre fosse et plateau ; on ne peut que saluer le travail des musiciens de l’orchestre symphonique de Lucerne.
Un bien beau spectacle, à recommander chaudement…
Catherine Jordy