Le croira-t-on ? Les représentations actuelles au Capitole de Toulouse constituent l’entrée de Lucrezia Borgia au répertoire de ce théâtre ! De quoi s’étonner si l’on se souvient que Jane Berbié – une enfant de la ville, ou assimilée – avait été la partenaire de Montserrat Caballé dans le concert new-yorkais de 1965 entré dans l’histoire, et fut encore Orsini pour la même Lucrezia à Marseille en 1968. La décision de Christophe Ghristi de programmer l’œuvre vient donc combler une lacune de taille, et tant les talents réunis que la réception par le public le soir de la première confirment avec éclat le bien-fondé du pari.
Lucrezia Borgia (Annick Massis) et Gennaro (Mert Süngü) © Patrice Nin
Qui dit pari dit risque et comme à Toulouse on veille à une bonne gestion, au lieu de proposer une nouvelle production on a invité celle conçue en 2017 pour l’opéra de Valence (Espagne). Si elle ne nous a pas enthousiasmé, elle a du moins le mérite de ne pas trahir l’œuvre, et c’est l’essentiel. Le dispositif scénique unique, conçu par Llorenç Corbella, est formé de panneaux amovibles juxtaposables de plusieurs façons. Il permet de composer des espaces différents pour répondre aux nécessités du drame, puisque le théâtre romantique s’affranchit des règles du théâtre classique concernant les unités de lieu, temps et action. Des accessoires brandis par les figurants ou descendus des cintres viennent ponctuellement les animer. La conception est ingénieuse, car elle permet de passer du prologue au premier acte sans arrêt et d’un tableau à l’autre sans précipité, mais l’aspect passe-partout de ces panneaux ne nous a pas séduit. En même temps, ce décor minimaliste concentre l’attention sur la musique et le chant. Dommage que les accessoires qui meublent le studio du duc de Ferrare et l’énigmatique modèle réduit du deuxième acte relèvent d’un arbitraire obscur. Quant au choix du noir uniforme pour les vêtements des groupes, s’agissait-il pour Pepa Ojanguren d’un choix artistique ou économique ?
Cette relative déception sur le plan visuel – qu’alimente la reproduction dans le mini-programme d’une estampe montrant le final du premier acte du drame de Victor Hugo dans les décors de la création – est largement compensée par le traitement dramatique. Oublions les projections qui encombrent sans nécessité le prélude et empêchent, tandis qu’on essaie de comprendre leur rôle et qu’on se demande si Goya les a inspirées, de s’imprégner des couleurs de l’orchestre. Emilio Sagi a cherché à mettre en lumière les sentiments des personnages, y compris ceux qu’ils ne disent pas, au risque de faire basculer les situations. Ainsi quand au deuxième acte à la fin du duo entre Gennaro et Orsini ce dernier embrasse sur la bouche cet ami duquel il ne peut se séparer. Auparavant le metteur en scène a montré Alphonse d’Este brutalisant Lucrezia ; est-on bien sûr que joindre le geste à la parole la renforce ? De même l’affrontement dont est victime Gubetta n’en rajoute-t-il pas dans la violence ? La musique ne souligne-t-elle pas assez les défis et les menaces des duels verbaux pour qu’il soit nécessaire d’insister ?
D’autant qu’Emilio Sagi, s’il est le responsable de la direction d’acteurs, a été pour la plupart magnifiquement secondé par les chanteurs, des seconds aux premiers rôles. Qu’il s’agisse de Galeano Salas ou de François Pardailhé, ténors sonores, du baryton Rupert Grössinger ou de la basse Jérémie Brocard, ils campent avec conviction les amis de Gennaro. Les suppôts du duc et de la duchesse sont respectivement Thomas Bettinger, aux manières aussi rustres que le nom du personnage l’indique – Rustighello – et Julien Véronèse (Gubetta) torve à souhait et tous deux bien sonores. Ils s’insèrent sans difficulté dans les ensembles sans s’y confondre grâce à leur présence scénique. Autour d’eux les chœurs déploient les qualités qui ont fait leur réputation.
Des quatre solistes, Eléonore Pancrazi est la plus jeune, donc la moins aguerrie. Faut-il imputer au stress de la première une prestation en deçà des attentes ? La projection semble limitée, les attaques manquent de mordant, et le clou du rôle, la chanson à boire, manque d’éclat. S’agit-il de méforme ? De manque de confiance en soi ? Le personnage exalté ne s’affirme pas avec assez de netteté. Peut-être les représentations ultérieures permettront-elles un meilleur accomplissement. Du mordant, en revanche, Andreas Bauer Kanabas pourrait en vendre ; il est des interprètes plus élégants mais il en est peu d’aussi investis dans ce « mauvais rôle » puisque c’est lui qui doit paraître antipathique pour laisser Lucrezia capter la sympathie. Le poids de la voix et sa projection sont totalement sans défaut. Un petit regret pour nous, le choix de cette couleur vocale de basse plutôt que celle de baryton, car cette dernière donne pour nous un brillant supérieur à la cabalette du premier acte.
Du brillant, le rôle de Gennaro n’en a pas à profusion, et c’est pourquoi le choix de remplacer son air du deuxième acte par un air écrit pour les représentations parisiennes de 1848, moins riche en couleurs et en hauteur, nous laisse frustré. Mert Süngü, ténor turc dont nous avons découvert la souplesse vocale et la musicalité au festival Rossini de Bad Wildbad, joue la carte de la nuance et on ne peut que l’approuver. Cependant, au cas où il aurait beaucoup écouté Alfredo Kraus, peut-être pourrait-il trouver en Alain Vanzo un autre maître de la ligne et du naturel apparent. Quoi qu’il en soit, sa prestation est des meilleures, et les bruyantes approbations finales lui confirmeront que cette opinion est largement partagée.
Cependant, le titre est Lucrezia Borgia, et comme l’écrit Piotr Kaminski, « ce sont les cantatrices qui ont porté à bout de bras ce drame inégal ». L’héroïne des représentations toulousaines illustre le bien-fondé de cette observation : Annick Massis, dans une forme de ses meilleurs jours, fait une démonstration magistrale de sa connaissance de sa voix. Elle a décrit, dans divers entretiens, les prérequis techniques indispensables prévus par l’écriture du rôle. Elle les enchaîne sans faiblir, exposant combien elle les possède et en contrôle l’emploi. Elle a elle-même rappelé ses passages précédents au Capitole, et ne nie pas que le temps passe. On n’en est que plus émerveillé par la fraîcheur d’une voix dépourvue du moindre vibrato et la fermeté de la montée dans les aigus comme de l’aplomb des graves, qu’elle réussit, admirez l’exploit, à exhaler comme des sons et non comme des râles. A cet accomplissement vocal s’ajoute un accomplissement scénique que nous lui avons rarement connu ; sans doute veille-t-elle sans cesse à aller avec le chef d’orchestre, mais dans l’affrontement avec le duc, par exemple, elle atteint une intensité qui ne laisse rien à désirer. Il reste seulement à admirer !
Le chef, Giacomo Sagripanti, est attentif aux chanteurs et réussit presque toujours le bon rapport sonore entre la fosse et le plateau, qui n’est que très rarement et très brièvement submergé. Maintiendra-t-il tous ses choix de tempi ? Certains nous ont surpris, peut-être parce que différents de nos attentes, sans nous séduire. Par exemple la parade d’Orsini et de ses compagnons devant Lucrezia n’avait pas l’allant grinçant qui exprime leur indignation et leur haine, le soutien de la chanson à boire d’Orsini manquait de nerf. Peut-être est-ce prudence, les couleurs instrumentales ne pourraient-elles gagner en acuité ? Impressions d’un soir, qu’une représentation ultérieure pourrait réduire à néant.
Parmi le public, beaucoup découvraient l’œuvre et l’attention est restée soutenue, les ovations plusieurs fois adressées à Annick Massis se transformant en délire lorsqu’elle salue devant le rideau. Dans le triomphe collectif, quelques huées se noient rapidement quand apparaît l’équipe des concepteurs. Une remarque pour finir : ce succès indéniable va-t-il engendrer d’autres productions belcantistes à l’affiche du Capitole ? Peut-on rêver d’une émulation entre Marseille et Toulouse à ce propos ? C’est la présence dans le public de spectateurs régulièrement présents aux concerts marseillais qui nous porte à rêver. En attendant, retour au réel : encore quatre occasions d’aller entendre Lucrezia Massis !