Les Marseillais, hélas, n’ont pas répondu aussi massivement qu’on pouvait l’espérer à l’occasion qui leur était offerte de venir démontrer leur soutien à leur maison d’opéra pour la première soirée ouverte au public depuis le premier confinement. La modicité du prix d’entrée et le sérieux de l’organisation pour que soient respectées de strictes contraintes sanitaires, avec distanciation, pas d’entracte et sorties multiples à la fin du concert, n’ont pu l’emporter ni sur le plaisir de retrouvailles familiales et amicales, que le desserrement de l’étreinte sur les soirées et le beau temps favorisent, ni sur les craintes persistantes du public le plus fragile. C’est dommage pour les artistes qui ont mis tout leur coeur à l’évènement, c’est dommage pour les absents qui ont perdu une belle soirée !
En guise d’ouverture, l’orchestre de l’Opéra interprète la musique du ballet de La nuit de Walpurgis, que Gounod composa quand Faust passa du Théâtre-Lyrique à l’Opéra de Paris. Les musiciens occupent toute la scène, séparés les uns des autres autant que possible, et tous ceux qui peuvent jouer avec un masque se protègent. Ce ballet, quand il est donné au spectacle, est souvent transformé en pantomime luxurieuse avant de finir en orgie. Ici c’est à chacun d’inventer sa propre imagerie mais rien ne détourne de la subtilité et de la séduction de la musique, qui suggère la danse virtuose sur pointes devenue l’ordinaire en 1869. Roberto Rizzi-Brignoli n’en néglige aucune nuance et les indique inlassablement. Le rendu sonore est des meilleurs, la souplesse des cordes, la force des cuivres, la malice des bois, la légèreté dansante, la langueur voluptueuse, le rythme primesautier, le déchaînement final, rien ne laisse à désirer dans cette lecture et cette exécution magistrales.
A ce beau début orchestral succède l’air de Salomon – Soliman dans La Reine de Saba, titre donné in loco en 2019 – que le souverain chante alors qu’il vient de comprendre que la reine Balkis s’ingénie à retarder leur mariage. Cela l’irrite, il mesure la dépendance où cet amour le maintient et il se juge sévèrement, mais il a conscience d’être impuissant à s’imposer tant qu’ils ne seront pas mariés. C’est un air complexe, car au-delà de l’étendue vocale nécessaire – en particulier au quatrième vers, la descente de la voix illustrant la profondeur de l’humiliation évoquée – il faut exprimer de la colère, de l’amertume, un sursaut velléitaire, un espoir insensé, tout en conservant le ton noble lié au statut royal. Sans subjuguer, l’interprétation de François Lis est intéressante par la recherche des nuances, poussée jusqu’à compromettre parfois la vigueur de la projection.
Vient alors, séduisante et sobre comme toujours, Sophie Koch dans un des plus beaux airs du répertoire, la romance de Marguerite de La Damnation de Faust. Abandonnée sitôt séduite, la jeune fille se plaint de l’absence de Faust, en des termes exaltés qui prouvent bien qu’elle a perdu « la paix de l’âme ». Pourtant le deuxième couplet la trahit : quand elle évoque le bien-aimé c’est à travers ses sens, c’est son corps qui parle, et il va parler de plus en plus fort, jusqu’à l’exclamation finale « O caresses de flamme…» qui est un orgasme soft mais un orgasme tout de même, dont le spectateur doit recevoir les ondes voluptueuses. Force nous est de dire, malgré tout le respect et l’admiration que nous inspire Sophie Koch, que nous n’avons pas plané. De plus le tempo initial n’était-il pas un rien trop lent ? Il expose un vibrato qui semble s’être élargi. Peut-être un jour sans ? Délectable en revanche le cor anglais, comme le son et la tenue de l’orchestre.
Retour à Gounod avec l’intégralité de l’acte II, celui de la kermesse. Les chœurs y ont la part belle et ils ne déméritent pas quant à la musicalité. Mais les contraintes sanitaires, qui les parquent au premier balcon, aggravent l’inconvénient que représente pour eux la version de concert. Successivement puis simultanément interviennent des groupes différents – étudiants, soldats, bourgeois, jeunes filles, matrones – qui ont chacun leur tempérament. En scène, les déplacements peuvent permettre de jouer sur les accents et les couleurs. Le dispositif qui les fige ne favorise pas la différenciation. Contentons-nous alors de l’engagement et de la musicalité, et relevons celle de l’orchestre qui tire la valse des ornières où elle s’englue parfois. François Lis et Laurence Janot sont respectivement un Wagner et un Siebel des plus satisfaisants, clairs et bien projetés. Ces qualités sont superlatives chez Florian Sempey et son Valentin a un impact vocal qui ne laisse rien à désirer. Jean Teitgen les a aussi en partage, et au plus haut degré : sa diction est irréprochable, son étendue vocale appropriée et son interprétation admirable car elle ne verse jamais dans l’histrionisme. Son Méphistophélès est juste saisissant de musicalité. Condamné ici au second rôle – il sera Don José lors du concert du 13 – Florian Laconi fait un sort aux quelques répliques de Faust, se permettant seulement une modulation sur un aigu dont la fermeté fait plaisir. Hélène Mercier propose une Marguerite à la voix charnue et souple, et elle reste en scène pour celle de l’église, où Méphistophélès intervient pour l’empêcher de prier. L’écriture permet alors d’apprécier la belle homogénéité sur toute la longueur et une réelle étendue, tandis que les mouvements qu’elle esquisse en accord avec la situation tendent à prouver un juste tempérament de comédienne. Jean Teitgen est princier en prince des ténèbres qui s’acharne sur sa proie, et les chœurs se montrent à leur meilleur.
C’est ce que l’on croit jusqu’à ce qu’ils enchaînent avec le retour des soldats. Siebel accueille Valentin tandis que les survivants des combats défilent. Roberto Rizzi-Brignoli continue de se démener sur le podium, indiquant les départs et les nuances à la fois à l’orchestre et aux chœurs, dans une succession de volte-face qui tient de l’exploit sportif. Il réussit tout à la fois à obtenir la gradation dans le rythme de l’orchestre, qui au second couplet du défilé devient sournoisement bancal – on se souvient des éclopés de Lavelli – et une cohésion sans défaut dans le chœur où l’on ressasse comme pour s’en convaincre « la gloire immortelle (des) aïeux». Gounod n’y tenait pas trop, mais le chœur est devenu un tube. Dont acte : revenus sur le devant de la scène, tous les solistes reprennent le refrain avec le chœur et cela signifie que le concert est fini.
C’était l’heure, pour le public, de prendre congé. Cela fut long ; au cours de la soirée à tel ou tel moment, à tel ou tel interprète, il avait adressé des applaudissements, des cris de louange. Mais c’était l’heure de dire merci, à tous les artistes, célèbres ou non, solistes, choristes, musiciens, d’avoir rejoué ce répertoire qui n’est en rien obsolète. Les opéras, en tant qu’œuvres d’art, participent de la spécificité de notre humanité, c’est pourquoi ils sont essentiels. La gratitude qui s’exprimait à travers cette ovation debout qui n’en finissait pas, les présents l’éprouvaient et la renvoyaient aux artistes, émus et presque incrédules. Oui, vraiment, les absents ont eu tort !