Saucissonner un opéra de Wagner, quelle drôle d’idée lorsqu’on sait combien le Maître de Bayreuth était peu favorable à l’idée de rupture dramatique. La Walkyrie, passe encore. Mais Tristan, est-ce bien raisonnable ? La frustration guette l’amateur d’opéra face à une version de concert réduite au seul deuxième acte, qui empêche les artistes de développer leur personnage et refuse au fameux accord liminaire la possibilité finale de se résoudre. Pour quelle(s) raison(s) alors franchir le seuil de l’Opéra de Lyon lorsque le programme de la matinée appose sur les funèbres Métamorphoses de Richard Strauss une tranche du chef d’œuvre de Wagner ?
La curiosité n’est pas toujours bonne conseillère. Très attendu, le Tristan de Michael Spyres ne peut donner que ce qu’il a : une science du chant exemplaire, une force de caractérisation, des phrases tracées d’une pointe dont la finesse contredit la prétendue synonymie entre hurlement et wagnérien. C’est déjà beaucoup mais Tristan, même réduit à son seul deuxième acte, veut davantage : un héroïsme taillé dans un bronze inaltérable, seul capable de surmonter les flots tempétueux de l’orchestre ; une puissance et une résistance qui outrepassent les capacités actuelles du baryténor. Les dernières minutes, exaltées, du duo d’amour se dressent comme un obstacle difficile à surmonter quand, a contrario, l’invitation dans le royaume de la nuit est baignée d’une tendresse qu’autorise l’apaisement orchestral ajouté au quart d’heure de repos accordé par le monologue de Marke. « Tristan est définitivement un rôle de rêve pour pratiquement tous les chanteurs », observe Michael Spyres sur les réseaux sociaux, « je sais que beaucoup ont peur pour moi ou pensent que je suis fou de chanter ça, mais je crois que nous autres, artistes, sommes destinés à repousser nos limites ». Dont acte.
A l’exacte opposé sur l’échelle interprétative, Ausrine Stundyte brandit une Isolde à l’émission large. Les premiers échanges poussent la soprano dans les retranchements d’un registre grave en mal de projection, jusqu’à ce qu’échauffée et échaudée par un drame dans lequel la soprano se jette à corps perdu, la voix crache du feu. Brangäne par Tanja Ariane Baumgartner est taillée dans le même toile solide mais épaisse. La magie des appels se dissipe dans un chant incapable de nuances.
Que survienne au cœur de cette mêlée inégale Stefan Cerny, armuré d’un acier que les lecteurs de George R. R. Martin diraient valyrien, et les rapports de forces émotionnels s’inversent. Roi moins blessé qu’outragé, moins introspectif qu’acrimonieux, la basse autrichienne déroule d’un seul souffle par-dessus le mur orchestral un tapis noir de reproches qui déporte le climax de l’acte vers le monologue de Marke.
A la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, Daniele Rustioni porte aux innombrables détails instrumentaux de la partition la même attention qu’à la structure narrative du récit hélas privée par le programme de queue comme de tête.