Le baroque est décidément l’un des nouveaux terrains de jeu de la création artistique ultra contemporaine et d’avant-garde de notre époque. Alors que l’Opéra de Paris nous gratifiait de superbes – et certes clivantes – Indes Galantes revisitées à la sauce krump en 2019, c’est un Atys profondément moderne qui nous est proposé par l’excellentissime duo Alarcón-Preljocaj. Alors que la création du spectacle avait ravi notre confrère à Genève le mois dernier, c’est ainsi sans surprise que l’émerveillement a opéré à l’Opéra Royal de Versailles, qui n’est pas le lieu le moins propice pour représenter l’opéra préféré du Roi Soleil.
L’action est déplacée vers un ailleurs à la fois antiquisant et japonisant, à la faveur d’un décor qui peut rappeler un lieu de culte antique tandis que les costumes – et la gestuelle – évoquent de loin le théâtre Nô. Le principe est simple et beau : tout est intégralement chorégraphié. Oubliée l’alternance des séquences chant-ballet, les danseurs sont sur scène en permanence et même les chanteurs sont mis à contribution. Chaque chanteur a son propre homologue danseur attitré qui traduit par les mouvements du corps les émotions du personnage : ce n’est pas inédit, mais cela fonctionne à merveille. En revanche, demander aux chanteurs de danser également et surtout de mimer les gestes des danseurs n’est pas toujours heureux, malgré les vaillants efforts de chacun, car la simple juxtaposition de professionnels et de débutants met en relief un différentiel forcément trop grand. En tout état de cause, les chorégraphies de Preljocaj sont aussi sensuelles que bouleversantes, parfaitement exécutées par le ballet du Grand théâtre de Genève qui apporte un supplément d’émotion considérable. La chorégraphie des quatre danseurs accrochés à de simples cordes durant « Je jure, je promets » est l’un de ces exemples parfaits où chant et danse dialoguent intimement.
Le décor de Prune Nourry est aussi sobre que symboliquement percutant et très bien mis en valeur par les lumières très travaillées d’Éric Soyer. D’un gigantesque mur de pierre au départ, progressivement rongé par des branches inquiétantes, le décor évolue vers une dominante végétale, dont le point d’orgue est la métamorphose du héros en arbre. Ce passage de la pierre à la végétation peut faire signe vers le triomphe déchaîné du sentiment amoureux tragique, qui bat en brèche toutes les positions établies et les contraintes sociales. La beauté de la mise en scène est parachevée par les somptueux costumes de Jeanne Vicérial dont le style très caractéristique apporte une singularité renversante. Très évocateurs de l’anatomie humaine, ils fonctionnent comme une mise à nu des personnages jusqu’à leur fibre la plus intime. L’apparition des cœurs fleuris de Sangaride et d’Atys – en cohérence avec la thématique végétale finale – est profondément poétique. Les costumes des personnages secondaires sont les plus réussis : le chœur au visage recouvert de filaments évoque quasiment une civilisation extraterrestre à la Dune, tandis que les quatre divinités du sommeil sans visage créent un sentiment d’inquiétante étrangeté frissonnante.
© Grégory Batardon
De son côté, le plateau vocal est souverain. Matthew Newlin propose une vraie incarnation d’Atys qui sait éviter la naïveté parfois pesante du jeune premier, pour atteindre tout de suite le niveau tragique de l’interprétation. Sa voix est dense et généreuse, l’aisance est évidente : elle sied parfaitement aux différentes facettes du rôle et sa puissance permet au ténor d’aborder le dernier acte avec toute l’intensité dramatique nécessaire. Le « Quoi ! Sangaride est morte ? » en ressort poignant. La Sangaride d’Ana Quintans est tout aussi réussie : si le vibrato est parfois un peu trop tremblant, sa présence scénique et la clarté de l’émission et de la voix en font la parfaite incarnation de la victime tragique de la fatalité divine. Toute la séquence du désespoir larmoyant au duo d’amour de l’acte IV lui permet de donner toute l’ampleur de sa palette d’émotion.
Mais on le sait, le vrai personnage principal, c’est Cybèle – et toute la réussite d’une production d’Atys repose sur le choix de distribution, a fortiori pour ce rôle marqué par la Cybèle de Stéphanie d’Oustrac insurpassée à ce jour. L’enjeu est évidemment de retranscrire l’ambiguïté intrinsèque du personnage, qui n’agit jamais par méchanceté gratuite et devient la victime de sa propre cruauté. Giuseppina Bridelli remporte le défi vocal, sans aucun doute : la voix ménage les différentes dimensions à la fois sombre et fragile de la personnalité torturée de la déesse. On peut toutefois aller encore plus loin, au plan scénique, dans le dévoilement de la vulnérabilité : « Espoir si cher et si doux » peut encore être plus saisissant, de même que les scènes finales.
© Grégory Batardon
L’ensemble des seconds rôles est étonnamment un sans faute total. L’un des ingrédients-clé de la tragédie classique est bien sûr le rôle du confident et nous sommes servis en la matière. Gwendoline Blondeel en Doris (mais aussi Iris, Flore et divinité des fontaines) présente une voix au très bel éclat, agrémentée d’une présence scénique lumineuse. De même, la Mélisse (et divinité des fontaines) de Lore Binon a toute la compassion pour sa maîtresse, les moments de proximité physique entre les deux chanteuses créant une alchimie émouvante. Servi par Nicholas Scott, Valerio Contaldo, José Pazos et Michael Mofidian (qui incarne aussi Idas), le divertissement du sommeil est un des sommets. Alors qu’on a connu tempo plus lent, l’approche est curieusement énergique (ce qui est surprenant pour une séquence axée autour du sommeil). Mais cela ne gâte rien : l’émerveillement opère grâce aux superbes aigus doucereux des ténors et à la magnifique basse proche de l’infrason de Michael Mofidian. Enfin, Andreas Wolf et Luigi De Donato complètent avec brio et talent cette distribution qui ne comporte que des as.
La direction musicale d’Alarcón est évidemment l’une des clés de ce magnifique succès. Toute sa démarche n’est guidée que par l’émotion qu’il attache à chaque portée et à chaque ligne mélodique. Son approche très organique de l’œuvre ancre la pièce dans un dynamisme et une sensibilité déchirantes. On sent bien sûr l’entente totale du chef avec la vision de Preljocaj sur la place centrale accordée à la danse, jusque dans la gestuelle même du chef. L’orchestre Cappella Mediterranea est lui aussi en osmose avec son chef : les flûtistes, violonistes, luthières et joueurs de viole ont tous le regard et l’émotion rivés à celle d’Alarcón. De son côté, le chœur du Grand théâtre de Genève, dirigé par Alan Woodbridge, est lui aussi au rendez-vous, alliant avec le même talent la puissance des scènes de magnificences et la douleur des scènes de deuil.
Au total, c’est vraiment la capacité de cette production à créer de somptueux tableaux où décor, costume, lumières, danse, chant et musique s’allument de reflets réciproques au service de l’émotion et de la profondeur d’une œuvre intemporelle. À cet égard, la scène finale, où l’arbre squelette surplombe un Atys à cœur ouvert, face aux danseuses du deuil sous la lamentation des chœurs et la plainte de Cybèle est une de ces scènes qu’un spectateur garde avec lui pour longtemps.