L’affaire semble entendue : dans le Lied, il y a les chanteurs qui seraient d’authentiques spécialistes, et ceux qui, venant de l’opéra, le chantent par exception, pour ne pas dire par effraction. Les premiers sont des intellectuels austères et sourcilleux. Les seconds, des comédiens, prompts à verser dans une théâtralité plus extérieure. Classification un peu rapide, qui ne rend jamais justice aux meilleurs représentants de ces deux bords et qui relève avant tout d’un malentendu sur ce qu’est le Lied : de la poésie en musique, certes, mais qui peut porter autant d’intensité dramatique que l’opéra – lequel ne requiert pas forcément des histrions grandiloquents. Avec Peter Mattei, les frontières se trouvent, ainsi, magnifiquement brouillées. Dans aucune de ses incarnations scéniques, que ce soit chez Mozart, chez Tchaïkovski, chez Wagner, chez Verdi, le baryton suédois n’a pu être pris en défaut d’élégance ou de justesse stylistique. Et son Winterreise porte avant tout la même exigence de musicalité. Dès « Gute Nacht », la clarté de la ligne de chant, la perfection du legato, la longueur du souffle saisissent. Le timbre, absolument inaltéré, continue de dispenser des harmoniques à foison, écrin de velours aux graves moelleux et aux aigus toujours clairs, encore juvéniles. La technique permet de jouer sur tout le clavier des nuances, en gardant intacte l’intégrité du son, qui ne se débraille pas dans le forte ni ne détimbre dans le piano.
Pure jouissance vocale ? Non, car ce qui nous est donné ici, c’est, comme l’écrivait Victor Hugo, « la beauté de l’âme qui se répand comme une lumière mystérieuse sur la beauté du corps » (ou de la voix, ajoute témérairement votre serviteur). Rien de narcissique ou de démonstratif ici, mais une célébration permanente du génie mélodique et de l’inventivité de Franz Schubert : les variétés de phrasé, qui n’excluent pas quelques libertés avec le rythme, sans que l’intelligibilité s’en ressente, trouvent dans chaque mélodie son juste poids expressif, et sa part dans l’ensemble du cycle. Ce sont les fantastiques accélérations de « Erstarrung », intenses mais pas tout à fait hallucinées (car le promeneur n’en est pas encore là, à ce stade de son voyage), l’émerveillement sincère du « Lindenbaum », où le temps se suspend, les allègements impalpables de « Irrlicht » et de « Rast », dont l’enchaînement dans un même souffle forme comme un cycle dans le cycle, le sarcasme de « Die Post », jamais surpris ou scandalisé, déjà bien fataliste. Car tout ce qui suivra est logique, évident : « Die Krähe » est le début d’une fin vers laquelle on progresse implacablement. On ne prend même plus la peine de moquer les bourgeois dans « Im Dorfe », on constate simplement qu’on n’est déjà plus de ce monde. Bien que pas toujours irréprochable dans les triolets et les doubles-croches les plus rapides, le piano de David Fray est à l’avenant de l’engagement de Mattei, refusant de tenir pour acquis le tempo ou la nuance qui pourrait tomber sous les doigts, à la recherche constante de la vérité nue contenue dans chaque mesure. « Der Leiermann », concentré comme rarement, libère les ovations d’une salle bouleversée – à peine perturbée, à plusieurs reprises, par ce qui semblait être les interférences d’un appareil auditif : on pardonne bien volontiers à son propriétaire, car ce qui se jouait sur scène valait la peine d’être entendu.