Ecouter parler Leo Nucci, c’est un spectacle en soi. Avec 72 rôles et plus de 40 ans de carrière, le baryton italien appartient à l’histoire de l’opéra. Aujourd’hui encore, le temps ne semble pas avoir de prise sur son art même si le chanteur commence à se faire plus rare. Un peu cabotin – c’est son côté buffone – mais sincère, généreux – évidemment – et humain. Rencontre avec un monstre sacré au Teatro Regio de Parme où il interprète le soir même son 422e Rigoletto, l’un de ses rôles fétiches. Auprès de lui sa femme, la cantatrice Adriana Anelli feuillette des revues sans perdre une miette du propos. Approbatrice, maternelle, très présente même si elle intervient peu dans la conversation. Nous aussi restons quasiment muets tout au long de l’interview, captivés par la manière qu’a Leo Nucci de parler. Un art de la parole, nourri par celui du chant, fait de silences, de murmures et d’éclats qu’il est difficile de transcrire. Faut-il d’ailleurs parler d’interview ? En artiste accompli, rompu à tous les exercices, Leo Nucci se pose lui-même – en français- les questions auxquelles il veut répondre. C’est naturellement que l’homme bondit d’une idée à une autre puis reprend la précédente avant de repartir sur une nouvelle piste avec cependant, des mots qui reviennent comme des leitmotive : opéra, humanité et Verdi.
« Parlons de Verdi !
De quoi allons-nous parler ? De moi ? Non, parlons de Verdi, c’est plus intéressant. J’ai chanté tous les rôles de baryton verdien ou presque. Il me manque Giovanna d’Arco et Il Corsaro mais je ne crois pas que je les chanterai un jour ; je préfère les grands Verdi du répertoire. Non parce qu’ils sont plus connus mais voyez-vous, j’ai déjà 400 ou 420 Rigoletto à mon actif, sans parler des générales – je ne compte que ceux pour lesquels j’ai été payé ! – et chaque fois que je l’interprète, je découvre quelque chose de nouveau. Il y a une expression française qui dit : « la routine, c’est la tombe ». Alors, pourquoi je continue à chanter encore et encore Rigoletto ? Parce qu’avec un tel personnage, il n’y a jamais de routine. A chaque fois, j’essaie de découvrir son âme.
« Je ne suis pas un chanteur célèbre.
J’ai interprété en tout 72 rôles. Aujourd’hui je n’en chante plus que quelques uns. Je n’ai plus besoin de faire carrière ; je n’ai d’ailleurs jamais voulu le faire. Je ne suis pas un chanteur célèbre, je suis connu dans le monde lyrique, c’est tout. Pour être célèbre, il aurait fallu qu’on me voie dans les magazines à scandale.
Il ya deux jours, j’ai reçu une vidéo pirate d’Un Ballo in Maschera en 1980 à Chicago : Pavarotti, Renata Scotto, Kathleen Battle et moi. La Scotto avait 46 ans, Pavarotti 45, moi 38. D’abord c’est une émotion incroyable de les revoir. Et puis, je n’ai pas changé ; je suis presque le même. Mais qui se souvient de cette soirée ? Seulement les vrais amateurs d’opéra. La conduite de John Pritchard est incroyable. Cela fait 30 ans presque. Moi, j’ai toujours choisi de faire les choses que j’aimais. Encore plus à mon âge, j’ai 66 ans. Ceux qui me connaissent le savent. Je n’ai pas toujours eu l’appui de la presse et de la critique. Au début. Maintenant c’est différent.
« Mon idée de l’opéra est finie.
Après Giuseppe De Luca, je suis le baryton italien qui a chanté le plus de fois au Metropolitan mais j’ai décidé de ne plus me produire à New York. J’avais en main le contrat signé d’une nouvelle production de Gianni Schicchi et de Macbeth. Et j’ai dit non. Pourquoi ? Parce que mon temps est terminé. J’ai chanté au Metropolitan avec Bergonzi, Joan Sutherland, Leontyne Price, Renata Scotto, Luciano Pavarotti. C’est fini ; mon idée de l’opéra est finie. J’ai regardé hier avec mon épouse Adriana cette fameuse vidéo pirate d’Un Ballo in Maschera. Il y avait une mise en scène selon la vraie tradition. Le public a applaudi l’entrée de Pavarotti, de La Scotto, pas la mienne car c’était mes débuts. Mais après mon air, j’ai chanté le La naturel de la cadence. Les gens criaient. Pour moi, ça, c’est l’opéra ! J’ai des enregistrements captés à Marseille où le public scande : « Nucci, Nucci, Nucci… ». [Il se lève] Et bis ! Et tris ! Ça, c’est l’opéra que j’aime. Aujourd’hui, ce n’est plus ainsi parce que le monde a changé. Je trouve heureusement que de plus en plus les jeunes viennent au théâtre. C’est une exaltation pour moi, une émotion. D’eux viendra peut-être le renouveau. Au fait, vous comprenez tout ce que je vous raconte ? [Rires ; il se rassoit]
« C’est l’humanité qui m’intéresse.
Pourquoi j’ai choisi aujourd’hui de chanter Verdi et seulement Verdi. Parce que je suis un romantique. Le 10 octobre, le jour de l’anniversaire de Verdi, je suis allé dans sa maison, la Villa Sant’Agata mais pas dans la partie ouverte au public, dans la partie privée. J’étais assis à la table du maître avec Adriana, ma femme, qui était chanteuse aussi – Adriana Anelli, elle a chanté partout dans le monde. Nous habitons Lodi qui est la ville de Giuseppina Strepponi. Tous les français la connaissent : c’est là qu’a eu lieu la bataille de Napoléon. Alors nous étions là assis avec la famille de Verdi, avec autour de nous les meubles, les objets tels qu’il les avait laissés. Selon ses dernières volontés, on n’a touché à rien.
Pourquoi j’ai voulu me consacrer à Verdi ? Parce que j’ai dans mon cœur, dans mon âme la même vision de la vie que lui. Avec Adriana, nous sommes mariés depuis 40 ans comme Verdi et La Strepponi. On parle aujourd’hui des problèmes de retraite. Verdi y avait déjà pensé avec la « Casa » qui porte son nom à Milan. Si vous lisez son testament, vous verrez qu’il n’a oublié personne. C’est l’humanité qui m’intéresse, non la carrière, non le succès. Et je trouve cette humanité chez Verdi. Je ne veux pas faire de comparaison avec d’autres compositeurs qui sont eux aussi gigantesques mais la vie c’est le miroir de l’art. Il n’y a rien à faire, un compositeur gigantesque avec une vie dissipée ne m’intéresse pas.
Ce soir, je chante Rigoletto. Je viens de chanter à Vienne Simon Boccanegra dans une production qui, entre nous, n’a rien de particulier. Tout le monde a dit, la presse aussi : « Avec Nucci, on a découvert un autre ouvrage ». Et c’est ça qui m’intéresse. J’ai à mon actif presque 3000 représentations dont 1800 dans un ouvrage de Verdi, dans tous les théâtres du monde. Sauf Sidney, parce que c’est trop loin. Je suis grand-père, j’ai deux petites-filles. Aujourd’hui ce dont j’ai besoin, c’est de rester à la maison, non pas de faire carrière. Ce qui me motive, c’est de découvrir chaque soir le génie de Verdi, c’est grâce à lui que je peux être chaque soir différent. Il y a d’autres compositeurs extraordinaires mais il faut faire ce qu’ils disent ; ils ne laissent pas la possibilité d’interpréter. Alors que Verdi… Chaque pause, chaque expression, je peux leur donner une nouvelle signification…
« Ma voix est toujours la même.
Mon premier Rigoletto, je l’ai fait avec Adriana le 10 mai 1973. Il y a 35 ans. Ma vocalité avec les ans a pris un peu de rotondité mais ma voix est toujours la même. Ma manière de chanter est identique, de faire la phrase aussi. On a l’air de le découvrir aujourd’hui : Leo Nucci à 66 ans est encore en forme ! Ce qui a changé depuis mon premier Rigoletto, c’est que je suis devenu père puis grand-père, j’ai perdu mes parents. L’expérience de la vie… En 1974, j’étais à Lisbonne lors de la révolution des œillets. En 1990, le mur de Berlin est tombé. J’ai vécu ces différentes périodes qui ont vu l’humanité se métamorphoser et je porte cette expérience, je l’exprime à travers mon chant.
« L’artiste, ce n’est pas moi, c’est Verdi.
Si tu veux être un « divo », avoir une Ferrari, c’est une chose ; si tu veux servir le théâtre, la musique, ce n’est plus la même chose. Moi, par exemple, je lis les textes originaux de tous les ouvrages que j’interprète. Je ne me prends pas pour un artiste. Le vrai, le seul artiste, c’est Verdi. C’est celui dont l’art est intemporel, dont le langage reste universel, qui a l’intuition de l’humanité, des sentiments qui l’agitent, des relations éternelles entre les hommes. Tout cela, je le trouve en Verdi. Les autres me parlent moins. Le spectacle pour le spectacle ne m’intéresse pas. J’ai encore trois représentations prévues à Vienne de L’elisir d’amore avec Juan-Diego Florez. A mon âge, je joue Belcore ! Et après basta ! Verdi, seulement Verdi.
« Il faut être sérieux sans se prendre au sérieux.
Vous vous rappelez d’Alfredo Kraus, son dernier Werther chanté à Paris. Magnifique ! Pourquoi un tel délire ? Pourquoi ? Il faut approfondir les causes. Parlons de technique. Si moi, je chante ce soir Tosca, demain Il barbiere et après-demain Rigoletto, je ne donne pas cher de ma voix. C’est ainsi que la carrière de certains chanteurs s’est achevée alors qu’ils n’avaient pas 30 ans. Parce qu’ils voulaient montrer qu’ils possédaient tout le répertoire alors que cela ne signifie rien. Mieux vaut faire une seule chose bien que plusieurs mal, non ? L’opéra n’est pas un jeu. Nous sommes bien payés. Trop. C’est parfois injustifié. Il ne faut pas se prendre au sérieux mais il faut le faire avec sérieux. Beaucoup se trompent, font les intellectuels, dramatisent l’expression [il chante « Quest’uscio è chiuso ! Ah, non è tempo ancor »(1) fiévreusement] alors que la partition n’est pas écrite ainsi [il chante la même phrase lentement d’une voix sourde]. Ils se donnent une attitude, ils posent et chantent sans faire les pauses ou, pire, en faisant des notes qui ne sont pas écrites. [Il entonne « Che a morir preferiro, si préferiro morir »(2) en insistant longuement sur la première syllabe de « morir »]. Ce n’est pas Violetta, c’est Mimi ! L’année dernière, lors d’une masterclass, une jeune femme a choisi l’air de Suor Angelica, « Sensa Mamma » [Il en fredonne les premières mesures en accentuant chaque note, emphatique, puis reprend le même passage sans marquer le temps, atone]. C’est ainsi que l’a écrit Puccini, non à grand renfort de sanglots mais comme une plainte. [Il se lève, va au piano et joue un accord de Rigoletto]. Quelle est la tonalité ? [Il résout l’accord en mineur puis en majeur]. Elle est indéfinie car on ne sait pas ce qui va arriver et c’est ça qui est génial. Moi, j’ai ce besoin impératif de comprendre le drame à travers la partition. Un jour, un grand metteur en scène alors que nous répétions une nouvelle production d’Il Barbiere m’a dit « Leo, Figaro après son grand air, il a tout compris, tu dois le jouer ainsi ». Je n’ai pas voulu. Parce que dans ce passage, les pauses montrent que justement Figaro n’a pas tout compris, qu’il improvise, qu’il lui faut un peu de temps pour réfléchir. « Voi dovreste travestirvi » – un temps – « per esempio » – un temps – « Da soldato ». S’il savait déjà tout, Rossini l’aurait écrit sans pause. Je me souviens d’Un bal masqué où la soprano me glissa en me montrant l’autre bout du plateau : « Durant mon aria, tu dois te placer là-bas ». Je lui ai répondu : « Non, cara, je ne veux pas te faire de l’ombre mais je dois être à côté de toi à ce moment car ma présence participe à la scène ». Ce n’était pas pour moi mais pour elle parce qu’en étant près d’elle son air prenait une signification qu’il perdait sinon.
« Parler de chant verdien n’a pas de sens.
On parle de chant verdien, cela n’a pas de sens. Et Rossini ? Aujourd’hui que peut chanter un chanteur rossinien, à part Rossini bien sûr, Mozart peut-être et un ou deux Donizetti comme l’Elisir d’amore. Autrefois, cette notion d’école n’existait pas. Alors oui, le répertoire était plus restreint ; pour Rossini, Il barbiere et Guillaume Tell ; pour Mozart Don Giovanni et Les noces… Mais celui qui chantait le grand répertoire était capable de tout chanter.
Verdi, c’est un choix de vie personnel. Parce qu’il m’apporte quelque chose et que je le transmets au public. J’ai remporté des succès incroyables dans Paillasse, dans Gianni Schicchi, dans Tosca, même si je n’ai pas la voix que la tradition attribue à Scarpia. J’ai chanté Gioconda. Il faut tout chanter. Aujourd’hui, on constate une espèce de spécialisation autour du répertoire du settencento et c’est peut-être mieux ainsi. Mais autrefois, on chantait tout. S’il y a le son, le volume, on peut tout chanter.
Dans ce cas, pourquoi, moi, j’ai choisi de ne pas chanter en français. J’aime la variété française : « Les feuilles mortes »… Parler français est une chose ; le chanter en est une autre. J’ai enregistré Don Carlos avec Abbado mais cela m’a demandé de changer la position habituelle de ma voix. Alors il a fallu que je fasse un choix. Ce n’est pas une question de goût. Les deux opéras que je préfère sont La Traviata et Carmen qui est une œuvre en français. Et Rigoletto ? Rigoletto est mon opéra mais il n’est pas celui que je préfère.
« Le festival de Pesaro a fait évoluer les mentalités.
Quand je chante Il barbiere di Siviglia, ma voix garde la même position que pour un rôle verdien. Aujourd’hui, le festival de Pesaro a fait évoluer les mentalités. Peut-être est-ce plus juste ainsi… Nous sommes retournés au début de l’ottocento. Mais techniquement, c’est la même chose de chanter Rossini et Verdi. La couleur change parce que l’écriture influe sur le son. C’est la notion d’agilité qui s’est modifiée. Ecoutez l’Almaviva de Ferruccio Tagliavini, le meilleur des Mario Caravadossi [il chante « Ah, che d’amore la fiamma io sento »(3) en liant la phrase puis reprend l’air en hachant les syllabes à l’exemple des chanteurs rossiniens aujourd’hui]. E cambiata la mentalita, e cambiata la scuola. [il reprend le « a che d’amore… » en martelant le son]. Le problème, c’est qu’en chantant ainsi, il est après impossible de se lancer dans le grand répertoire. Souvenez- vous de l’ouverture de La Scala pour I vespri siciliani avec Chris Merrit. Un désastre. Le public n’a même pas sifflé ; il était muet de stupeur. Verdi s’interprète legato. C’est pourquoi Juan-Diego Florez qui est un chanteur intelligent a mis pour le moment entre parenthèses son duc de Mantoue.
Moi j’ai interprété Figaro aux côtés d’un des meilleurs Bartolo qui soit, Gabriel Bacquier. Et bien mon ami Gabriel Bacquier, il n’a pas chanté que Bartolo, il a chanté aussi Scarpia. Et de quelle manière ! Je ne vais pas citer de noms mais, rien qu’en Italie, trouvez aujourd’hui un chanteur capable d’interpréter Bartolo et Scarpia.
« Je suis animé par la passion.
Je me contredis un peu parce que de mon côté, j’ai choisi de ne plus rien chanter d’autre que Verdi. Mais il s’agit d’un choix personnel. Je suis animé par la passion de ce métier qui, si on veut bien l’approfondir, ouvre à la vie. On parle aujourd’hui de racisme. Je suis grâce au chant devenu daltonien. Je ne vois plus les couleurs de peau. L’humanité est l’humanité. Les personnages de Verdi me l’ont appris. Il n’y a pas une pause, pas une virgule, pas une note, qui n’aient une signification. Dans Rigoletto, j’ajoute des aigus qui ne sont pas écrits mais pour le reste, je reste d’une fidélité absolue à la partition. Solti m’a demandé de chanter forte « Guardie » quand Fiesco dit à Simon Boccanegra « chi non te teme… »(4). Je lui ai répondu : « Non, Maestro, parce que regardez, il y a deux points avant ». [il chuchote « …Guardie »]. Tout est écrit, c’est cela qui est génial. Incroyable. [Il chante « Partite ? Crudele ! »(5) en insistant dramatiquement sur la première syllabe de « Crudele »]. Non, c’est beaucoup plus subtil. [Il reprend « Partite ? crudele ! » en donnant au « Crudele » une inflexion caressante et enchaine la réplique de la comtesse Ceprano dans le même esprit « Seguire lo sposo… »]. Allez, ça suffit pour aujourd’hui, raggazi, allons déjeuner !
Parme, le 20 octobre 2008.
Propos recueillis par Antoine Brunetto et Christophe Rizoud,
transcrits par Christophe Rizoud.
(1) Rigoletto, Acte III
(2) La Traviata, Acte II
(3) Il Barbiere di Siviglia, Acte I
(4) Simon Boccanegra, Acte III
(5) Rigoletto, Acte I